Slam Dunk

J’ai des rapports troubles avec le slam et la mouvance de la poésie contemporraine performée.  C’est évident que cela exerce de l’attrait pour moi, ne serait-ce qu’en raison de la popularité montante de la chose.  In, la poésie?  Depuis quand c’est devenu cool?  Et, surtout, comment? Par quel prodige?  Il me semble qu’il n’y a pas si longtemps qu’en occident écrire des poèmes c’était s’avouer homosexuel, schizophrène ou, pire, intellectuel!  Alors, le faire en public…  Alors, en marge, je fréquente certaines manifestations de la scène sherbrookoise, incertain d’y trouver mon compte.  Pas sûr seulement de me reconnaître dans cette faune souvent anarco-undergroundo-altermondialiste…  Mais j’aime.  Dans le sens Internet du terme, je me considère comme un « lurker » (un badaud, selon l’OQLF); celui qui lit les articles des forums de discussions, mais participe peu.  Je me suis essayé à slamer un peu dans un conte, j’ai animé une activité after hours lors du dernier Festival du texte court, je vais prêter mes oreilles lors de soirées, mais sans plus.

D’un côté, j’admire la vitalité de ce milieu, j’en adore la créativité et les instants de grâce qu’il permet.  Dans l’absolu, l’idée de démocratiser la poésie et de la rendre plus accessible me plaît bien…  Comment être contre la vertu? C’est vraiment magnifique quelqu’un qui sait jouer avec la langue française, qui la possède assez pour l’approndir, la triturer un peu, parfois jusqu’à la renouveller.  Faire jaillir du sens et de la beauté.  Ce sont des moments de bonheur à garder tout précieusement, à chérir longtemps.  Je suis jaloux de la spontanéité, de la pertinence, du côté participatif qui dynamise les spectacles.  Des éléments qui me semblent souvent manquer au monde des conteurs.  Quand, dites-moi, y aura-t-il des activités de conte en parascolaire dans les écoles secondaires?  Les cégeps?  Il me semble qu’on a une ou deux choses à apprendre d’eux.

D’un autre côté, tous ne sont pas performeurs ni même auteurs ou encore critiques.  Il me semble parfois qu’il y a risque de complaisance maquillée de bons sentiments: « Nous sommes tous des poètes en puissance.  Bienvenue dans la grande confrérerie!  Pas grave si tu ne sais pas écrire:  on va te donner 6.5/10 parce que tu as « vécu » et que tu es venu partager en public. »  J’exagère peut-être, mais je ne suis pas sûr que cela rend service aux aspirants poètes ni d’ailleurs au public qui découvre cet art.  Comme me le rappelait récemment une artiste de la scène locale: « Le slam, c’est une façon parmi d’autres de performer la poésie. »  Si, souvent, la syncope ça rapporte, parfois il faut que découle la douce densité des dires…

Mais je suis bien conscient que cette popularité provient notemment de cette acessibilité.  Tout jeune ado dont les sentiments sont à fleur de peau et qui s’émeut d’un hip hop peut trouver là une voie d’expression à sa mesure.  L’intérêt pour les contes et légendes d’ici ou d’ailleurs à quinze ans?  Ça existe, mais ça prend un peu plus d’apprivoisement, probablement.

Cependant, ceux et celles qui s’élèvent au-dessus de la mêlée, ceux et celles qui peuvent se détacher des feuilles griffonnées, des sentiments à vif et des formules malhabiles des premiers jets, ceux et celles-là nous livrent leurs textes comme des cadeaux, nous font vraiment voyager. Ainsi, j’ai assisté le 11 juillet dernier à un magnifique spectacle de chant et de poésie avec Flavie Dufour et Sophie Jeukens. La beauté des mots (ouvragés, sculptés), l’émotion (souvent brute), le caractère enveloppant des ambiances sonores (toutes vocales – le sampling bien utilisé est fort utile), les couleurs (très distinctes, mais très complémentaires) des auteures et interprètes. J’ai été complètement sous le charme.

Et puis, tout au long de ce « récital » (les anglos parlent de storytelling recitals, mais là c’était un vrai poetry recital, pas juste un poetry reading), je me disais que je voudrais donc que les spectacles de conte auxquels j’assiste – et a fortiori ceux que je construis – cultive un peu plus cette magie, cette richesse d’ambiance qui envoûte le public…  Ça arrive à l’occasion, mais c’est quand même relativement rare.  J’ai envie de me perdre dans des bulles, des bouquets de mots, avec une trame en arrière-plan, mais des étincelles de sens qui éclatent à tour de rôle, comme un pétillement.  Est-ce seulement possible avec le conte?  En tous cas, j’ai de plus en plus envie d’intégrer le chant à mon travail…

Répondre au courrier 2: derrière la grille

Je poursuis dans mes réponses au courrier:

Pour faire suite au billet précédent, la grille de Jacques Falquet m’est apparue un outil critique intéressant.  Il est vrai que, dans mon billet initial, je me contentais de l’appliquer sans commenter sur ce qu’elle m’a apporté personnellement.  Pour moi, le grand mérite des neuf « intervalles » de Jacques, c’est justement d’ouvrir des spectres de possibles où parfois on n’avait même pas envisagé qu’il y eût d’autres options que nos petites habitudes.  Si les intervalles en lien avec « la matière » m’ont moins appris sur ma pratique (je savais d’où venaient mes contes et, surtout, ce qu’ils n’étaient pas), ceux sur « la manière » et « la connivence » ont été plus riches d’enseignements de mon côté.

Les questions de l’appui et de la mise en scène sont pour moi des casse-têtes constants.  Est-ce que j’écris mon texte ou je le laisse à l’oral?  Est-ce que je le transcris une fois que je le conte depuis longtemps? Que les grandes lignes ou jusque dans les détails?  Est-ce que je fais des dessins?  Et quand je développe un spectacle dans l’espace, est-ce que j’en fais trop?  Ne devrais-je pas être simplement assis sur mon tabouret?  Ces préoccupations étaient déjà présentes dans mon travail.  Cependant, ma difficulté à qualifier mon niveau de langue m’a interpelé.  Mon vocabulaire, mon style oral se sont imposés d’eux-mêmes sans que je les questionne.  Si j’entendais bien que d’autres conteurs se donnaient ou « attrapaient » un accent, je ne me voyais pas faire de même.  Ça ne m’aurait pas collé.  En fait, c’est un choix que je comprends mal.  Je réalise maintenant qu’au-delà de choisir ou non de conter en joual (plus ou moins poétique), on peut raffiner les catégories entre un parler en « français international » (est-ce qu’une telle chose existe?) ou plus urbain, relâché ou plus pointu, etc. D’interroger ces choix ne m’était pas venu à l’esprit.

De même, la qualité de la relation que je cherche à établir avec le public grâce à mes histoires est un peu la quadrature du cercle sur laquelle je suis toujours à retravailler.  Si je suis bien conscient que la nature du lieu où je conte influe profondément sur cette relation, je n’avais pas pensé « donner le contrôle » du choix et de l’ordre des contes à mon public.  Je savais que certains conteurs improvisaient des histoires à partir de mots fournis par l’assistance  et j’avais parfois demandé à un conteur d’entendre un récit que j’aimais particulièrement.  Explorer cette dimension ouvre la porte à bien des scénarios…

Alors, oui, la grille de Falquet m’est d’une grande utilité.  En plus des remises en question qu’elle permet sur mon propre travail, j’y ai trouvé un « checklist » de dimensions dont je ne veux pas oublier de tenir compte lorsque je critique le travail des autres.

En fait, ces derniers temps, c’est la prémisse même de la grille, toute généreuse soit-elle, que mes expériences et réflexions m’amènent à remettre en question.  Quand il a d’abord présenté sa grille, j’avais dit à Jacques que j’en étais ravi parce que ça permettait de sortir de l’éternelle question du « C’tu du conte? » et d’aller plus loin.  Toujours convaincu de l’apport de cette grille, aujourd’hui, je m’interroge à nouveau sur le besoin d’une définition.

Alors que l’on cherche à faire du conte un art à part entière, ne serait-il pas judicieux de tenter de le définir formellement?  Et donc, oui, d’établir que A en est et B n’en est pas?  Le spectre de ce qui est du conte peut être relativement large et toutes sortes d’hybridation sont ensuite possibles.  Mais est-ce que les artisans sont toujours nécessairement bien équipés pour définir ce qu’ils font?  Est-ce que cette déclaration de « je fais du conte » doit bien être notre seul critère de définition?  Je ne peux m’empêcher de trouver que les Contes urbains ou L’heure du conte à la Bibliothèque municipale sont assez éloignés de ce que je pratique…

D’ailleurs, les intervalles même de Jacques tendent à restreindre le champ de la pratique contée, peut-être à son corps défendant.  Je m’explique: La grille suppose que la langue est utilisée (puisqu’elle peut être de différents niveaux), que le spectacle dont il est question est fait de récits (découverts ou créés, appris par coeur ou improvisés, de différentes origines, réels ou fictifs… mais des récits), qu’on tente de créer une relation avec le public (toute solennelle fût-elle) et l’absence de quatrième mur y apparaît implicite.

On me dira que la plupart des spectacles sont basés sur une trame narrative  et cherchent à susciter une réponse du public.  Je répondrai que le conte me semble revenir à l’essence de ce rapport (mais j’y reviendrai).  Pour moi, ce qui n’est pas dans la grille devient aussi intéressant: la musique, l’apport d’autres performers, etc.  Quelqu’un peu bien sûr conter en s’accompagnant de musique ou en faisant intervenir d’autres artistes, mais alors n’invite-t-il pas justement d’autres formes d’art à épouser la sienne?

Répondre au courrier 1: prétention critique

Un des objectifs de ce blogue était de réfléchir avec mes lecteurs sur le conte. Force m’est de constater que de maintenir l’interaction afin de réfléchir à plusieurs prend du temps… et davantage de réflexion.  C’est que les questions qui sont posées ne sont pas banales et exigent souvent approfondissement avant de se lancer.  Je ne peux que me flatter d’avoir des interlocuteurs de cette qualité.  Ainsi, je prendrai les quelques prochains billets à répondre au courrier dont une pile s’accumule depuis un certain temps…

Et c’est parti:

  • Récemment, le 28 avril, Guillaume Beaulieu réagissait à la critique que j’avais faite de son spectacle.

Bien que certains m’aient déconseillé de répondre à Guillaume, je me bornerai simplement à rappeler la conclusion de son commentaire avec laquelle je suis entièrement d’accord: C’est mon opinion. Tout ceci (ces lignes, ce site) est constitué essentiellement de mes opinions. C’est d’ailleurs la définition première d’un blogue.

Quant à ma prétention critique de vouloir que les spectacles auxquels j’assiste correspondent davantage à l’idée que je me fais de notre discipline, j’assume. Tout critique, me semble-t-il, compare le travail qu’il évalue à un idéal artistique plus ou moins déclaré. (Je m’efforce peu à peu de clarifier le mien à travers ces réflexions.) Heureusement, ces idéaux sont multiples et les critiques aussi (encore qu’ils soient plutôt rares en conte au Québec).  Cette pluralité de points de vue permet qu’une certaine norme collective s’établisse peu à peu.  Par leur travail, des artistes briseront (volontairement ou non) cette norme et seront critiqués à leur tour.  C’est comme cela qu’un art évolue, je crois.

Qu’est-ce qui fait courir les orignaux?

Dimanche soir dernier je suis allé assister à la dernière partie d’un spectacle donné par le conteur témiscabitibien Guillaume Beaulieu.  J’étais dans un état d’esprit particulier, mais je tenais à l’entendre pour me forger ma propre opinion.  Il faut dire que la réputation de Beaulieu l’avait précédée…  Dans les cercles de conteuses et conteurs que je fréquente – cercles où la formation est très valorisée, il faut le dire –, il est devenu un peu l’archétype de celui qui « cherche la reconnaissance avant d’avoir obtenu la connaissance » selon le mot de Christian-Marie Pons.  Il n’est certainement pas le seul, mais disons qu’avec un CD, un DVD, un coffret de 5 CD, un site Web promotionnel  et transactionnel à son actif, alors qu’il conte régulièrement depuis 2004, il est devenu plus visible que les autres.

Avant qu’on ne m’accuse de casser du sucre publiquement sur le dos d’un collègue par blogue interposé, laissez-moi expliquer ma démarche.  Me positionner par rapport aux autres me permet de mieux me connaître moi-même comme conteur, de préciser mes valeurs, mes choix artistiques. Aussi j’essaierai d’être un critique honnête, quitte à sembler parfois dur ou prétentieux.

Guillaume Beaulieu a d’indéniables qualités: C’est un beau jeune homme dynamique à la voix puissante (dont il nous fera la démonstration à plusieurs reprises).  Il est très allumé, notamment parce qu’il semble véritablement aimer sa région et ses habitants.  Il a d’ailleurs exercé le métier d’agent de développement rural. C’est ainsi je crois qu’il a acquis une passion pour la ruralité et des convictions politiques en lien avec cette question qui transparaissent souvent dans son travail.  Il est à l’aise sur scène et communique bien, entrant facilement en lien avec le public… quitte à se faire parfois plus animateur que conteur (ce qui n’est pas nécessairement un défaut). Son niveau de langue est très correct et il ne se complaît pas dans l’humour comme plusieurs, bien que cet élément soit très présent dans ses histoires.

De mon point de vue, ce n’est pas que Beaulieu manque de talent : Il en a à revendre, plus que bien d’autres conteurs que j’aie entendus.  Le problème, c’est qu’il est pressé.  Pressé d’arriver où?  Ça c’est moins clair.  Il se présente comme « chevaucheur d’orignal »…  Mais quelle mouche a donc piqué les bêtes qu’il chevauche pour qu’elles foncent ainsi à toute allure au travers des forêts imaginaires?

Conter, et apprendre à conter habilement, j’en suis convaincu, prend du temps. « C’est en disant qu’on devient conteur.  En dix ans, rarement moins », écrit Christian-Marie Pons en préface de L’art du conte en dix leçons. Le rythme auquel Beaulieu fait les choses est extrêmement rapide. D’où cette perception qu’il donne de ne pas se poser : Il a gagné des concours de menteries, conté au Sénégal, fait plusieurs fois le tour de sa région, donne des ateliers dans les écoles, siège sur des jurys, etc.  Il a passé quatre mois à faire la tournée des villages de l’Abitibi-Témiscamingue pour collecter des histoires. Belle recherche… de laquelle il a tiré 65 histoires!  En quatre mois!

Sur son site, il se présente comme ayant « près de 22 contes longs (de 10 à 30 minutes) et 120 contes courts (de 4 à 7 minutes) » dans son répertoire.  Cela se comprend quand il explique son rythme de création:

« D’ordinaire, faire un nouveau conte prend une ou deux journées, avec le soutien de mon fidèle magnétophone pour préserver le caractère oral des contes. » (extrait de la section ‘Biographie’ du site Web)

Une à deux journées!  Pour écrire, mémoriser et se mettre en bouche une nouvelle histoire?  Quand on pense que Michel Hindenoch, dans Conter, un art?, rappelle que les conteurs d’expérience maîtrisent rarement à la fin de leur vie plus de 24 heures de contage, de quoi conter un jour et une nuit…

Pourquoi ce foisonnement?  Quel est cet attrait pour la vitesse et la quantité? Est-ce que cela répond seulement à des impératifs économiques?  Et, si oui, n’y a-t-il pas danger d’y sacrifier la qualité?

Les histoires qu’il a collectées et travaillées – il a aussi un talent d’auteur, je crois – sont souvent très chouettes avec des flashs vraiment brillants (par exemple, ce bébé que l’on met à incuber dans un fourneau et qui découvre les goûts et les recettes qui s’imprègnent littéralement dans les pores de sa peau).  Néanmoins, le choix de se limiter à de courtes anecdotes m’apparaît problématique.  Pas le temps d’entrer de plein pied dans une histoire, de s’y perdre en imagination, de s’attacher aux personnages – qui pourtant seraient attachants (Le bébé deviendra cuisinière et fera d’extraordinaires tartes au sucre… C’est déjà tout? J’en aurais pris davantage.).

Sur son site, Beaulieu avoue s’être spécialisé dans ce type d’histoires courtes avec une chute rapide:

« …Mon expérience dans la création de contes courts m’a amené à bien maîtriser les méthodes conduisant à capter l’attention vite et à conclure rapidement, avec un dénouement inattendu et souvent humoristique. »

De telles histoires courtes sont fort utiles dans un répertoire. Elles donnent du rythme à un spectacle. Toutefois, lorsque le spectacle n’est composé que d’histoires courtes, il risque de manquer d’une certaine profondeur, me semble-t-il.  Or, le spectacle Une chaise pour tous dont j’ai entendu des extraits, sera composé de 18 histoires (selon la vidéo disponible sur son site Web).  Seront-elles toutes courtes (autrement, difficile d’en faire 18)?  Si oui, pas le temps de respirer. Comme spectateur, je suis essoufflé.

De même, la mise en scène n’est pas étrangère à cette impression de vertige. Guillaume se démène, bouge beaucoup, occupe tout l’espace et un peu plus.  C’en est parfois étourdissant (À sa décharge, il contait dans une alcôve quand je l’ai écouté.  Ça restreint pas mal les mouvements.).  Il se retrouve souvent sur le plancher, à quatre pattes ou les quatre fers en l’air.  Évidemment, sitôt qu’on est assis à la seconde rangée ou derrière, on perd ce qu’il fait dans ces moments-là.  Je m’interrogeais sur ce choix quand tout à coup cela m’a frappé : La mise en scène est faite pour une scène surélevée!  On me présentait un spectacle pour la scène… dans un bar.  Le problème, c’est que le circuit de diffusion du conte au Québec compte plus de bars et de cafés que de scènes à l’italienne.

Par ailleurs, le fait d’avoir systématiquement recours à cette « chaise pour tous » n’est pas sans poser de question.  Pourquoi ce besoin d’un accessoire?  Les histoires ne sont-elles pas assez fortes en elles-mêmes?  Il y a de belles trouvailles dans l’utilisation de la chaise, mais cela semble parfois forcé, comme s’il s’agissait d’une performance en soi (« Regarder tout ce que l’on peut faire avec une chaise! »).  En définitive, cela distrait souvent des contes. De manière générale, la mise en scène prend beaucoup de place, ce qui fait qu’on sent souvent « la cassette »: Tout y est très placé et on perd de la spontanéité qui fait souvent l’intérêt du contage, selon moi.  D’après le mot d’un autre spectateur, on est parfois plus près du sketch que du conte.

Guillaume Beaulieu et moi avons pris des chemins fondamentalement différents.  Il a choisi de conter professionnellement (sur une base hebdomadaire apparemment), ce qui ne doit pas toujours aller de soi et oblige sans doute parfois à des compromis difficiles, de longues heures sur la route et bien des soirées loin des siens. J’ai choisi d’exercer le conte en « amateur éclairé » comme un loisir où je m’investis autant que je le peux et avec toute l’exigence dont je suis capable.  J’ai investi le gros de ces dernières années à me former. J’ai eu accès à des formations d’une qualité exceptionnelle. D’aucuns diront que j’aurais dû conter davantage et me former moins.  J’avais besoin de ce temps pour réfléchir ma démarche. Aujourd’hui, j’en arrive peu à peu à la pratique, mais la réflexion n’est jamais bien loin.

Il me semble que le choix même d’exercer l’art du conte suppose de s’inscrire en faux face à l’accélération de la société actuelle. Autrement, pourquoi ne pas scénariser des vidéo-clips ou des jeux de console?  Dans la conception que j’en ai, conter, c’est de l’artisanat. Cela suppose de la patience et des temps de rêverie, d’apprivoisement, de finesse, de rigueur, de partage dont notre monde a bien de besoin. Les conteuses et conteurs doivent-ils nécessairement entrer dans ce moule?  Peuvent-ils être autres choses que des apôtres et prosélytes de la lenteur? Cette conception est héritée de mes maîtres Pons, Van Dijk, Desprèz, Darwiche, Hindenoch, Rignanese, Faubert, Bouthiller, etc., j’en suis très conscient.  Compte tenu de la qualité du travail de ces gens, j’en suis fort aise et me trouve privilégié de m’inscrire dans ce courant.

Il n’y a pas vraiment d’école de conte au Québec et apprendre cette discipline en autodidacte demande beaucoup d’audace et de motivation, ce qu’il faut applaudir.  Néanmoins, des activités de formations s’offrent et on peine à les remplir!  J’avoue mal comprendre les conteuses et conteurs émergents qui s’évertuent à pratiquer leur art sans en connaître l’histoire et la tradition, comme s’il n’y avait jamais rien eu avant eux.  Comme si ceux qui pratiquent ce métier depuis dix, vingt, trente ans n’avaient rien à leur apprendre. Comme si le conte n’était pas aussi vieux que la roue et qu’il fallait constamment le réinventer.  Il y a une naïveté du débutant qui est belle parce que quelqu’un s’ouvre à un art qu’il ne connaît pas.  Il y a une autre naïveté qui est moins jolie parce que le manque d’humilité freine l’effort d’apprendre.

Je ne veux pas insinuer que Guillaume Beaulieu a davantage besoin de formation qu’un autre conteur (en fait, je crois que nous en avons tous de besoin).  Il est le meilleur juge de sa démarche et de ses objectifs artistiques.  Seulement, Beaulieu se sent assez solide pour donner des ateliers aux enfants par le biais du programme Artistes à l’école. Il faut bien vivre, sauf qu’il va forcément transmettre à de nombreux enfants cette perception du « conte en accéléré », du « conte vidéo-clip » qu’il pratique lui-même. Ceux qui comme lui chevauchent des orignaux et foncent avec panache à travers les bois ne risquent-ils pas d’arracher de jeunes pousses encore fragiles sur leur passage?

Le conte décrypté à l’aide du « Code Falquet »

Dans le dernier numéro du Bulletin du RCQ, le conteur Jacques Falquet de Gatineau – que j’ai eu le plaisir de côtoyer à plusieurs reprises lors de formations – nous présente la grille qu’il a élaborée pour tenir compte de la multiplicité des formes que peut prendre le conte au Québec.  C’est cette grille qu’il avait présentée à la Rencontre internationale sur le conte tenue à Sherbrooke en octobre dernier.  Jocelyn Bérubé l’avait alors malicieusement baptisée le « code Falquet », en clin d’oeil à un autre code plus médiatisé…

Postulant avec générosité que toute personne qui affirme faire du conte en fait effectivement, Jacques remarque néanmoins que ce même vocable regroupe plusieurs pratiques extrêmement diverses.  Il propose que ces pratiques peuvent se placer sur 9 intervalles regroupés en trois grandes catégories, soit la matière, la manière et la connivence.  Je reproduis ici la grille pour en faciliter la consultation en lien avec mon propos, mais  aussi pour participer à sa diffusion parce que suis convaincu qu’il s’agit d’un jalon important dans la réflexion critique en vue de mieux comprendre nos pratiques.

Dimension Définition De À En passant par
La matière Du proche Au lointain
La source L’origine du récit Bouche à oreille Création Archives sonores et écrites, livres, films, etc.
Le genre Le type de récit Récit de vie Mythe Nouvelle, épopée, roman courtois, légende, conte
Le matériau La véracité du récit Documentaire Fiction Docudrame, etc.
La manière Du peu défini Au fixé
L’appui La base de l’expression Uniquement des images Uniquement un texte écrit Toute combinaison des deux
La mise en scène Mouvements et scénographie choisis d’avance Absente Élaborée Dépouillée
La langue Le niveau de langue Populaire Littéraire Tout ce qu’il y a entre les deux
La connivence Du proche Au lointain
La relation La connivence narrateur-public Familière Solennelle Tout ce qu’il y a entre les deux
Le lieu La spécialisation du lieu Convivial (salon, café, bibliothèque) Scénique Tout ce qu’il y a entre les deux
Les choix de récits Qui choisit le récit à quel moment Par le conteur sur place Par le public d’avance Par le conteur d’avance ou par le public sur place

Source: Falquet, Jacques, « Comment parler du conte au Québec, aujourd’hui », Bulletin du RCQ, no.17, mars-avril 2010, Montréal, pp. 9 à 11)

Dans l’article, pour illustrer l’utilisation de sa grille, Jacques donne en exemples les « profils codés » des pratiques de Jocelyn Bérubé, Fred Pellerin, Stéphanie Bénéteau et Renée Robitaille.  Je prendrai cette occasion pour auto-analyser ma propre pratique de conte à l’aide de la grille:

Du côté de la matière, mes contes sont essentiellement puisés dans les livres et sur Internet (où j’effectue des recherches pour trouver plusieurs versions d’une même histoire avant de conter) et parfois dans les archives sonores du Centre franco-ontarien de folklore à Sudbury.  Le plus souvent, j’adapte et fini par créer ma propre version à partir d’éléments provenant d’un peu partout. J’ai également quelques contes de création « purs ».  Voilà pour la source.  La plupart de mes récits s’inscrivent dans le genre du conte merveilleux, mais j’ai flirté avec le conte contemporain et même certains mythes.  C’est pratiquement toujours un matériau fictif, mais certaines images peuvent être tirées de mon vécu.

En ce qui a trait à la manière, je suppose que mes récits « s’appuient sur des images » comme dirait Jacques, puisque le texte n’est pas appris par coeur et que je conte à partir de canevas. Néanmoins, j’effectue souvent un travail d’écriture (en amont ou en aval) pour structurer et mémoriser le récit.  La mise en scène du spectacle que je prépare actuellement est minimale, mais avec Mme G., ma coach chorégraphe, nous avons un souci d’éviter les gestes parasites et de choisir ceux qui parlent le plus, tout en me permettant d’investir davantage l’espace scénique.  La scénographie se limitera à un banc, alors que je m’habille en noir.  J’ai plus de difficulté à qualifier mon niveau de langue. Je dirais que c’est probablement un langage familier mais châtié, en ce qu’on me fait souvent des compliments sur la qualité de mon vocabulaire, mais que j’évite le passé simple et que j’utilise des expressions populaires lorsque je les trouve savoureuses.

La connivence est probablement l’aspect de la grille avec lequel je me débats le plus actuellement.  J’essaie d’entrer davantage en relation avec le public, parce que je suis souvent plus dans ma tête avec mes histoires que dans la salle avec les gens.  Les lieux où je conte sont souvent conviviaux, mais il n’y a pas nécessairement toujours plusieurs possibilités qui me sont offertes.  Il est vrai que j’aime moins conter sur une scène très élevée.  Enfin, je choisis pas mal toujours d’avance les contes que je vais interpréter, en me donnant la possibilité d’en changer sur place si je m’aperçois que l’ambiance commande un récit vraiment différent.

Des filles à l’amer

J’ai négligé ce carnet.  Et ce n’est pas parce qu’il n’y a rien à dire…

D’abord, spectacle de Nadine Walsh, auquel j’assistais le 13 février dernier.  Il y est question de corps féminins (qu’on révèle ou qu’on camouffle) sous l’emprise des regards masculins, de désir, d’honneur, de déceptions aussi…  De filles qui se jettent à l’amer de l’amour pour échapper à la condition qu’on veut leur imposer.  Un spectacle dont l’intensité reflète celle de sa conceptrice et interprète qui nous émeut de plusieurs prouesses.

Prouesse de l’écriture d’un spectacle de création.  Pour Nadine, dont c’était une première tentative  en ce sens (selon son blogue), le pari est gagné à mon avis.

Prouesse d’avoir conservé l’énergie, parce qu’elle doit finir ce show-là en lavette.  Ou du moins vidée émotionnellement (Intense, je vous ai dit…).  C’est le mot en anglais qui me vient: swashbuckling.  Ça swash et ça buckle en titi…  Cela écrit, j’ai toujours mon même questionnement  sur la durée et le rythme. Y’aurait-il fallu une pause?  Le show ne m’a semblé ni trop long ni trop court, mais j’aurais pris une respiration… avant de replonger plus attentif.  Surtout qu’il m’est apparu qu’une accalmie dans l’histoire le permettait bien.  Cela écrit, plusieurs autres spectateurs n’étaient pas d’accord avec moi.  Et c’est vrai qu’après la pause, il faut repartir la machine…

Prouesse d’avoir vraiment su conservé l’unité malgré la multiplicité des voix qui s’entrecroisent dans le spectacle.  Et ça n’allait pas de soi!  À travers la pléiade de personnages, d’accents, de niveaux de discours – de la narration au récit épistolaire en passant par le monologue -, vous me voyez satisfait et ravi que l’artiste reconnaisse volontiers qu’elle a « un pied dans le théâtre et un autre dans le conte ». Je m’assume comme puriste, mais j’aime surtout qu’une artiste soit très consciente des choix qu’elle fait et qu’elle les assume justement.

Unité, donc.  Quelqu’un disait: « On arrive bien à suivre les récits des deux femmes… »  J’ai ajouté, « il me semble que l’on arrive bien à suivre le récit des trois femmes ».  Parce qu’avec Anne Bonny et Mary Read, y’a Nadine Walsh sur le pont.  Y’a sa voix à elle qui résonne bien claire à travers tout le tumulte du spectacle.  Si les histoires des deux autres sont passionnantes, c’est celle de Nadine que je cherchais, traquais…  Voyeurisme?  Je pencherais plutôt vers une soif de comprendre la démarche.  Ce serait l’histoire d’une femme d’aujourd’hui qui cherche la résolution de la sempiternelle guerre des sexes dans des récits de capes et d’épées?

La voix de Nadine que j’aurais voulu entendre me raconter davantage… tout!  Son enfance, sa révolte face au machisme, pourquoi les destins de ces deux femmes – que l’on n’a pas pendues immédiatement avec leurs camarades parce qu’elles étaient enceintes (Brrr! J’en frissonne!) – la  fascinent autant…

Elle le fait, bien sûr.  Et avec ce panache, ce chien sans vergogne qui lui va si bien.  Mais à travers le fracas des sabres et le tonnerre des canons, avec de la fragilité aussi…  Y’a des moments de grâce, comme celui où, dans le non-dit de la cellule, on sent transparaître l’amitié entre ces deux femmes fortes qui ont tout perdu. C’est de ce ton intimiste dont j’aurais pris encore plus.  Le fait que l’on s’adresse à moi, particulièrement.  Que l’histoire devienne la mienne… par la conteuse.

Dis, Nadine?  Y’a de la houle qui monte.  Tu m’en raconterais une autre?  Juste pour moi?

___________

MAJ: Bon… Un autre toune qui ne veut plus partir (Troublant, compte tenu de la provenance).

Aux sombres héros [héroïnes?] de l’amer
Qui ont su traverser les océans du vide
A la mémoire de nos frères [de nos soeurs?]
Dont les sanglots si longs faisaient couler l’acide

Always lost in the sea

(Noir Désir)

Chansonneur autonome

On est loin de la musique trad, mais ces temps-ci à la maison on écoute beaucoup l’album Homme autonome de l’auteur-compositeur-interprète franco-ontarien Damien Robitaille.  Les rythmes funky sont excellents, mais (comme d’habitude) ce sont beaucoup les textes qui m’interpellent…

Mon mentor et ami, Christian-Marie Pons, m’a souvent dit être fasciné par l’habileté de certains auteurs à raconter toute une histoire en quelques vers. Je dois dire que Robitaille me semble y parvenir admirablement.  L’intérêt supplémentaire, c’est que certains thèmes qu’il aborde touche la science-fiction ou du moins l’imaginaire.

Outre la pièce-titre, « Homme autonome », où l’on parle d’un solitaire extrême, j’apprécie particulièrement la chanson « Mon nom » qui fait entendre la complainte d’un personnage qui n’a jamais été nommé:

« De mon avenue, je suis envieux
Elle a un nom, elle est connue.   

[...]

J'suis l'homme qui ne se nomme pas
Le synonyme de l'anonymat

[...]

Sur ma carte d'identité
Il n'y a rien de marqué... »
D’autre part, dans « Le touriste du temps », on a carrément affaire à un voyageur spatio-temporel!
« Le touriste du temps
S’promène sur le calendrier
Hier, vers le futur
Demain, vers le passé
S’il passe par mon époque, qu’il vienne frapper à ma porte
Qu’on jase de ma jeunesse
Et de ma destinée.
[...]

Visionnaire nostalgique
Sans sens chronologique.
Ta présence manque au présent
Repose-toi un instant... »
Je continue à chercher à comprendre la recette d’une pareille efficacité…  Outre
les superbes allitérations pleines de sens (« synonyme de l’anonymat »,
« ta présence manque au présent »), je pense que dans les deux cas la situation
imaginaire absurde (un homme qu’on n’a pas baptisé, un autre qui fait du 
tourisme dans les différentes époques) a néanmoins une dimension métaphorique
qui renvoie à des angoisses bien réelles auxquelles tous peuvent s’identifier
(c.-à-d. le besoin d’être connu, la difficulté à vivre le moment présent).

J’aime bien quand la fantaisie nous confronte ainsi au réel.

Flying Coach 1: trac

Début demain soir de mon travail coaché en préparation de mon premier spectacle solo « officiel ».  Une quinzaine de rencontres semi-hebdomadaires avec Mme G. jusqu’à la représentation début mai. Un programme ambitieux:  travail sur la constance, l’énergie, les tics, le regard, le rythme, etc.  J’ai hâte de commencer, bien sûr, mais je vis aussi pas mal d’anxiété.  Un peu de trac à me demander ce que je m’en vais faire dans cette galère…  C’est sûr que ce serait plus facile de passer mes prochains mardis et mercredis soirs à écouter la télé ou à me coucher de bonne heure pour être en forme le lendemain au bureau.

Un ami conteur me souhaitait de l’inspiration.  Si l’adage qui veut que l’art soit 10 % d’inspiration et 90 % de transpiration a du vrai, je pense que j’en suis à la seconde partie.  Le show est monté (les contes sont choisis, les liens partiellement bâtis – d’autres surgiront je suppose), le vrai travail commence.  Si j’ai un tant soit peu d’intégrité artistique, et compte tenu de toutes les personnes que j’ai critiquées (le plus souvent à leur demande – je m’excuse pour les autres), je me dois d’être aussi exigeant envers moi-même.  Le fait est que j’ai une tendance naturelle à être paresseux…

Je ne m’en vais pas à un programme d’entraînement pour un match de boxe ou une compétition olympique, pas plus que je ne m’en vais en thérapie. Reste que j’ai bien l’impression que je vais être mis en face de choses de moi que je n’aime pas particulièrement.  Des manières de faire, de me tenir et de dire qu’il ne sera pas toujours évident de détricoter.  C’est pour ça le coaching, pour le miroir.  Y’aura sûrement des moments où je vais me demander si le jeu en vaut la chandelle, si je ne me prends pas pour le conteur que je ne suis peut-être pas finalement.

Je vais tenter de tenir ici le journal de ce travail en route vers un spectacle.   Toujours dans l’optique de ce blogue: Pour moi d’abord, pour réfléchir à ce qui se passe; prendre du recul.  Mais avec vous…  Pour ce que ça peut susciter d’échanges et de réactions.  Un oeil dans les coulisses d’un show à venir, en somme. Possible que je ne vous réponde pas toujours parce que je serai dans le processus, mais je lirai tout.  Je m’en fais un devoir.

Souhaitez-moi donc de la persévérance.

Fred et moi

Je n’avais pas particulièrement hâte d’écrire ce billet, même si je supposais bien qu’il me faudrait y arriver.  Croyez-le ou non, j’ai beau me poser des tas de questions, avoir des opinions souvent tranchées, prendre position (parfois avec véhémence), je n’aime pas particulièrement la controverse.  Je redoutais d’avoir à toucher à ce point sensible.  Autant l’aborder de front.

Ça a commencé lorsque j’ai reçu en cadeau de fête Silence, l’album de chansons « folk » de Fred Pellerin. Malaise. Un très beau cadeau, mais un disque que je m’étais dit que je n’achèterais pas.  À cause du « phénomène » Fred Pellerin…  Disons surtout, à cause de comment je me situe par rapport à ce phénomène.  Notez bien, pas la personne, mais le phénomène qui l’entoure.

Puis j’ai eu à parler du conte dernièrement à des gens qui le connaissaient peu.  Il m’a fallu rappeler que Fred Pellerin était parfois « l’arbre qui cache la forêt » selon le mot de ma fée-marraine.

Veut veut pas, conter au Québec en 2009 signifie travailler dans l’ombre de Fred Pellerin… ou du moins exercer son art en relation avec l’immense projection fantomatique de lui que les médias diffusent sur le mur public. Dans L’art du conte en dix leçons (2007), Michel Faubert résume bien le problème :

« Mais pour ce qui est du conte, j’avoue que je me sens un peu perdu. D’autant qu’il y a le succès de Fred (Pellerin) qui a quelque chose de particulier à cause de l’importante médiatisation; il est devenu LE conteur connu du Québécois moyen.  Et quand on dit qu’on fait du conte, on se fait demander si l’on fait comme Fred. Alors on doit se prononcer; il y a quelque chose de délicat, même pour lui sans doute… »

Dans le milieu du conte, il ne laisse personne indifférent. Certains l’encensent ou le défendent, d’autres le pourfendent.  Je l’ai entendu être accusé de plagiat, de facilité dans l’humour, de ne pas être un conteur, etc.

Jalousie?  Je ne sais pas pour les autres, mais pour moi oui, certainement.  Parce que Fred Pellerin c’est aussi et beaucoup le miroir déformant tendu aux conteurs, la possibilité que nos rêves de toucher le public à large échelle puissent se réaliser… quitte à y perdre un peu d’âme.  Nous avons notre succes story, notre conte de fées à nous (Et c’est qu’on a tendance à croire à ces choses-là, nous autres!). Quel autre conteur a des problèmes de vedettariat? On n’a peut être pas tous envie de conter dans d’immenses salles et d’être booké jusqu’en 2015,  mais qui, honnêtement, cracherait sur de tels moyens de communiquer ses idées?  De transcender les genres? De vivre de son art?

La première fois que j’ai entendu Fred Pellerin, c’était à un spectacle bénéfice pour les Productions Littorale qui s’était donné à la Sala Rossa à Montréal.  En 2003 je crois, pas longtemps après la sortie d’Il faut prendre le taureau par les contes.  J’avais entendu son nom et sa réputation déjà le précédait, mais je n’avais pas d’a priori.  Je me souviens qu’alors il m’avait retourné comme une crêpe.  En l’espace de dix minutes, il m’avait fait rire aux larmes et il m’avait touché au point de me faire pleurer (en parlant de la boîte à silence de sa grand-mère).  Je me souviens d’avoir été sidéré qu’un artiste soit capable de me tordre ainsi l’intérieur…

Je l’ai revu quelques fois à Sherbrooke, Théâtre Léonard-St-Laurent (300 places), au Granada (500 places), à la salle Maurice O’Bready (1726 places) avant un spectacle de Mes Aïeux. Une bonne constance, mais peu de renouvellement.  Reste que j’étais assez séduit et que « ça passait » malgré la distance qui augmentait…

Il y a aussi eu ses « Chroniques de village » à Indicatif Présent, l’émission de Marie-France Bazzo, sur les ondes de la Première chaîne et j’ai compris que, pour les médias de la métropole, Fred Pellerin n’était plus vraiment un conteur.  Il était devenu l’archétype du jeune amoureux de sa région, au point qu’il ne s’expatrie pas à Montréal comme les autres artistes « normaux » le font… Les gens des médias font ça : ils créent des vedettes, ils aplatissent la réalité à quelques figures de proue, quelques représentants/ représentations qui « passent bien ».  S’intéresser à la complexité des choses, c’est moins rentable.  Et ça, je ne peux en tenir rigueur à Fred Pellerin.

Puis,  j’ai assisté à l’une des premières représentations de Comme une odeur de muscles au Vieux clocher de Magog.  Bon, le show n’était peut-être pas rodé et peut-être que c’était juste un moins bon soir… Peut-être que j’étais trop fatigué ou pas de bonne humeur, mais toujours est-il que je n’ai vraiment pas aimé ça.  Je ne retrouvais plus les histoires dans les jeux de mots et les gags. Et évidemment, le reste de la salle en redemandait : J’étais pris avec les ovations debout, les vivas, alors que moi je rongeais mon frein… À la fin du spectacle, il a chanté « Moi je raconte des histoires » de Paul Piché. C’était très beau et, bien sûr, les paroles lui allaient comme un gant, mais ça m’a dérangé que ça ne soit pas de la chanson traditionnelle. (Je ne sais pas pourquoi.  Que je sache, il n’est écrit nulle part que les conteurs ne doivent chanter que du trad…) Là, j’ai senti que la cote d’amour de cet artiste là (je ne savais déjà plus si je devais parler de « conteur ») était telle qu’il pourrait faire n’importe quoi et que les gens suivraient.  Ça m’a beaucoup troublé.  C’est ce que j’appelle le phénomène.

Pour moi, dans son créneau (le sien justement, quelque chose d’autre que le conte ou l’humour), il demeure un génie. Et c’est un mot que je refuse d’employer à la légère. Son aisance à jouer avec les mots est stupéfiante. Son charisme, au-delà du simple talent.  Sa sensibilité et son authenticité troublent en cette époque de faux-semblants. Je l’ai entendu être comparé à Sol, Yvon Deschamps, Raymond Devos.  Devos, je ne sais pas… Mais pour ce qui est des deux autres, il y a des parentés, c’est sûr.  Le retour à un temps où faire de l’humour ne signifiait pas tout à fait la même chose qu’aujourd’hui… (J’en reparlerai bientôt.)

La principale chose que je lui reproche au fond (à la personne, pas au phénomène), c’est de ne pas assez témoigner publiquement de la filiation de ce qu’il fait avec la grande tradition du conte, puisqu’il persiste et signe à se dire « conteux ».  Je suis déçu qu’il ne choisisse pas d’aller à contre-courant médiatique en répondant à une question de Marie-France Bazzo, de Guy A. Lepage, en disant haut et fort : « Vous savez, y’a pas que moi qui conte. Ils sont plus de deux cents qui s’y essaient au Québec, d’une manière ou d’une autre. Y’en a probablement dans vos régions aussi.  Y’en a qui faisaient ça avant je sois une idée dans la cervelle de mes parents. Allez les écouter… » ou « Ça fait plus de deux mille ans qu’on se raconte des histoires.  Les miennes sont pas mal, mais y’en a d’autres, vous savez. »  Est-ce à lui de faire ça?  Est-ce que les médias voudraient seulement entendre ce discours-là?

Pour moi, il aurait pu être une locomotive qui aurait servi à donner de la visibilité à tout le milieu, à une forme d’art qui se cherche… Au fond, il aurait pu faire pour le conte ce qu’il a choisi de faire pour St-Élie-de-Caxton : dynamiser une richesse méconnue, la mettre sur la mappe. Quelqu’un qui le connaît, et à qui je faisais ce commentaire, m’a déjà dit qu’il était « au-delà de tout ça ».  C’était avant le film, avant Tout le monde en parle, avant les disques de chansons et le DVD…  Imaginez aujourd’hui.

À ce jour, je n’ai toujours pas acheté Comme une odeur de muscles, ni sur livre-CD ni sur DVD.  Pas plus que L’arracheuse de temps (le livre troué). Je ne suis pas retourné voir de spectacles de Fred. J’ai payé trop cher pour le sympathique Bois du thé fort, tu vas pisser drette, offert en cadeau à mon père. Je me suis procuré Fred et Nicolas Pellerin, un disque de musique traditionnelle que j’adore au demeurant. Je suis allé voir Babine. Seul. Presque gêné. Mais c’était surtout pour voir si le conte se transposait bien au cinéma (Je n’en suis pas encore convaincu, essentiellement parce que, pour moi, les dialogues du film tombaient souvent à plat… Superbes images cependant. J’en reparlerai peut-être.).

Peut-être que je me prive d’un artiste d’une classe à part… Peut-être que j’ai été trop dur avec lui? À cause de la jalousie? De l’amour inconditionnel qu’on lui porte? Reste que j’ai de la misère à accepter toute l’attention qu’il monopolise, alors qu’il y a des conteuses et conteurs merveilleux qui restent dans l’ombre que son phénomène contribue maintenant aussi à leur porter.  Mon attention à moi, je la réserve pour ces derniers.

Chronique musique trad I: Les grands hurleurs et La part du feu

J’avais prévenu d’entrée de jeu que je consacrerais de l’espace de ce blogue à la musique traditionnelle.  Précisons seulement que je ne suis ni musicien, ni connaisseur, mais un amateur éclairé, tout au plus.  Reste que je parlerai volontiers de ce qui m’accroche l’oreille.

Lors d’une de mes dernières visites chez un disquaire pas particulièrement reconnu pour l’espace de rayonnage qu’il consacre à la musique traditionnelle, je tombe pourtant avec bonheur et surprise sur La part du feu du Vent du nord, Nicolas Pellerin et les Grands hurleurs, La tuque bleue et le dernier album du groupe Mauvais sort.  S’il y a un signe certain de l’approche des Fêtes, c’est bien quand les groupes de musique trad sortent des disques.  J’ai acheté les deux premiers.

Cinquième CD pour Le vent du nord, ce groupe qui est en train de compétitionner sérieusement avec La bottine souriante comme meilleur produit d’exportation du folklore québécois à l’étranger.  Puissent-ils être davantage connu chez eux!  Mais nul n’est prophète…

La part du feu m’apparaît un album plus exigeant que Dans les airs (2007), précédent opus studio du groupe qui s’écoute tout seul avec des pièces comme « Rosette », « Le vieux cheval », « La fille et les dragons ».  J’aime particulièrement « Tour à bois », une composition très habile de Nicolas Boulerice.

La nouvelle galette demande plus d’attention, ne serait-ce que parce que les textes sont souvent plus graves (« Octobre 1837 », « La mine », « Rossignolet ») et parce que les arrangements sont souvent particulièrement riches.  La vielle à roue de Boulerice est toujours omniprésente, pour notre plus grand bonheur.  Cela confère une sonorité exceptionnelle au groupe, un fond sur lequel violon, accordéon et bouzouki s’envolent avec brio.

Il y a bien des pièces plus joyeuses comme l’excellente « Lanlère » qui ouvre le bal avec un Simon Beaudry très en voix et que j’aurais d’ailleurs aimé entendre davantage chanter (Il n’a qu’un autre solo avec « Écris-moi », pièce romantique qui clôt l’album).  On découvre aussi avec bonheur « Montcalm », où le grand général – qui écrit à sa mère en 1758 – fait montre d’une poésie pour le moins « martiale »:

Ce sont des chiens à coups de pied, à coup de poing
Faut leur casser la gueule et la mâchoire
Ce sont des chiens à coups de pied à coup de poing
Nous auraient cassé la gueule et la mâchoire

(Je reste curieux de comprendre comment on peut épargner la mâchoire de quelqu’un tout en lui cassant la gueule…  Intérêt purement spéculatif, s’entend.)

D’excellentes pièces instrumentales complètent le disque.  Du nombre, j’aime particulièrement « Mamzelle Kennedy ».

J’avais vu Nicolas Pellerin et ses grands hurleurs en spectacle au Festival des Traditions du monde l’été dernier.  Indépendamment du brillant album réalisé avec son célébrissime frère, j’avais tout de suite été séduit.  Il me semblait qu’il y avait là d’excellents instrumentistes avec une énergie que j’avais hâte d’entendre sur disque.  Le résultat en studio me semble plus mitigé.  Ici aussi, un album exigeant.

Par exemple, je ne suis pas convaincu par le choix d’avoir trois pièces instrumentales sur les six premières de l’album, bien qu’elles soient toutes réussies.  Le violon de Pellerin, la basse de Lepage et la guitare de Marion ont beau être joués avec virtuosité, il me semble que cela ne permet pas de prendre autant contact avec les artistes.  La relation que crée la voix humaine me semble plus… directe.  Bon, c’est vrai que je suis d’abord conteur.

Plusieurs pièces sont très puissantes avec des arrangements résolument modernes qui, là encore, demandent quelques écoutes avant de couler à l’oreille.  Je pense à « Rossignolet » où l’on fleurte allégrement avec le jazz et même un certain funk ou à « Malmariée » tout en pizzicato et en gravité.  D’autre part, la pièce-maîtresse du disque demeure selon moi la magnifique « Corsaire » (6 min 13 !) qui convient à la voix particulière de Pellerin et où tout un vocabulaire maritime s’exprime avec vigueur.  Que j’aime ces histoires de combats navals…  Je n’arrive juste pas à concilier ce texte très littéraire avec le refrain de « Zimbala zim boum boum tralala… »  La beauté des paradoxes de la culture populaire!

Toujours à titre plus personnel, je suis ravi de la double version des « Marches du palais » parce qu’elle m’a permis de reprendre contact avec cette chanson que je connaissais tout jeune.  (Et une berceuse de plus pour mes enfants…)  Ou encore « L’orme », une version de la Côte Nord d’une chanson « allégorico-grivoise » que j’aime beaucoup.  La version que je connaissais s’intitule « La pomme » et a été endisquée par Serre l’écoute qui l’a tiré du répertoire de Jean-Paul Guimond de Wotton.

Somme toute, une assez bonne récolte.  Quand je parle d’exigeance, ce n’est pas un défaut.  Ça demande une écoute plus attentive et de l’apprivoisement.  C’est, me semble-t-il, un juste prix à payer pour que la musique traditionnelle devienne plus qu’une simple trame sonore de partys et qu’elle acquière ses lettres de noblesse aux yeux d’un public de plus en plus large.  C’est aussi assez naturel que les musiciens trad aient envie d’expérimenter et de devenir créatifs avec ce fabuleux matériau de base… Ce que nous, conteurs, ne nous gênons pas pour faire!