Ni elle ni lui

Elle (parfois ce sont des « lui », mais je rencontre plus souvent des « elle »).

Elle m’a probablement abordé après un spectacle ou un atelier.  Elle était très gentille et enthousiaste.  Elle s’est mise à me dire que mes histoires l’avaient touchée, ce qui est toujours agréable.  Elle m’a expliqué combien les contes étaient importants dans sa vie, qu’ils portaient des sagesses anciennes.  Difficile de ne pas être d’accord, mais le malaise s’est immiscé doucement dans la conversation…  Ma gorge s’est serrée.  J’ai senti un frisson désagréable me parcourir l’échine.

Elle m’a demandé si je connaissais tel conteur et telle conteuse, ce qui était le cas.  Elle a assumé que j’aimais nécessairement leurs histoires et leurs façons de conter, ce qui ne l’était pas.  Je me suis contenté de sourire.  Elle m’a expliqué qu’ils étaient de grands amis et qu’elle les admirait tellement.  Elle a récité par coeur des formulettes, a évoqué des contes amérindiens.  Elle m’a parlé du tambour qu’un ancien lui avait donné, qu’elle en était maintenant la porteuse et que les esprits l’accompagnaient dans la danse…

Elle s’est mise à me parler de sa dépression, de ses stages de ressourcement dans le désert.  Et toujours le conte était là pour elle, porteur de signification, guide dans la tourmente.  Le conte qui lui avait permis, à elle, de renouer avec son enfant intérieur.  Et c’est vrai qu’il est tout cela.  Pour moi aussi il comporte une dimension sacrée, rituelle.  Il me rassure.

Mais chez moi le malaise prenait maintenant toute la place.  Elle ne semblait pas s’en apercevoir.

Déjà, je faisais semblant de l’écouter.  Par  politesse.  Parce que le milieu du conte est si petit que je ne veux m’aliéner personne.  Et j’essayais de sympathiser avec elle en me rappelant que j’étais allé à Natashquan pour rencontrer les Innus, que j’avais dit à ma mère que le conte avait ravivé ma vie spirituelle, que je ne comptais plus les « coïncidences heureuses » depuis que je le côtoyais…

Je n’étais pas mieux qu’elle.  Je n’avais pas le droit de la regarder de haut. Mais je sentais un gouffre s’élargir et je n’arrivais pas à comprendre comment un même art peut être reçu/perçu/vécu de manières aussi différentes par différentes personnes.  Ma manière d’aimer le conte n’est pas meilleure que la sienne… mais bon sens que la sienne me met mal à l’aise.

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Lui (parfois ce sont des « elle », mais je croise surtout des « lui ».  Je ne sais pas pourquoi…).

Lui voulait que je me joigne à son projet.  Un concept de capsules vidéo interactives sur Internet.  Du conte numérique, hypertextuel.  Lui me savait intéressé par la technologie.  Je pouvais certainement réaliser la visibilité qu’une telle innovation procurerait…   Alors le malaise s’est immiscé.  Encore une fois.  La gorge sèche.  La chaire de poule.  Lui ne voyait rien.

Lui, il évoquait la difficulté d’obtenir des subventions.  Se plaignait d’avoir peine à intéresser les diffuseurs à son produit.  Les salles où il s’arrêtait, lui, n’étaient jamais assez grosses, ni assez bien équipées.  C’est qu’il avait un plan d’éclairage, lui.  Un décor.  Une bande-son.   Des costumes.  Il se produisait avec des musiciens, des acrobates, des travestis.

Il me parlait du rabais que l’imprimeur lui avait consenti sur ses affiches en échange d’une commandite.  Évoquait les cachets, les échanges de service.  La tournée.  Il avait des frais, lui.

Je ne l’écoutais plus.  Ma tête tournait.  Goût de bile dans la bouche.  Pourtant, j’ai voulu être reconnu moi aussi.  Je me suis demandé comment réinventer le conte, le rendre plus accessible, plus séduisant pour de nouveaux publics.  J’ai voulu que tout le temps à lire, à apprendre de nouveaux récits, à les porter, à me former à mieux conter…  J’ai voulu que l’investissement personnel rapporte.

Je ne suis pas mieux que lui…  Mais Dieu que je suis désormais loin de tout ça.  J’ai juste envie de raconter mes histoires à l’occasion, dans les lieux qui m’accueilleront, si petits soient-ils, pour les gens qui en auront envie.  J’ai le goût de partage à l’oral, de bouche à oreilles, en toute simplicité.  J’aimerais créer des liens, valoriser l’imaginaire, rapprocher les gens autour de bonnes histoires qui donnent du sens au monde.

J’ai renoncé à tout profit. Presqu’à toute compensation. Tant mieux si ceux qui m’écoutent trouvent des façons adéquates de me signifier leur appréciation.  J’ai choisi de gagner ma vie autrement.  Ce n’est pas plus noble ou plus important que ce qu’il fait, lui.  Pourtant, qu’est-ce que j’aimerais que lui – et tous les autres comme lui – lâchent leurs artifices (j’allais écrire « leurs bébelles ») et se mettent juste à raconter.

7 réflexions sur « Ni elle ni lui »

  1. Je me souviens d’un soir où nous avions nos histoires sur papier. Une grande dame nous a dit de poser nos feuilles par terre et de juste conter. C’était le début de notre histoire.

  2. J’en ai rencontré des rapports au conte durant mes 9 ans au RCQ! Ton texte éveille bien des souvenirs. Dans tout ça, j’ai fini par comprendre qu’une partie de mon malaise était bien moins dans le contenu de ce qui était dit (que ce soit elle ou lui), mais plutôt dans le volontarisme à (sur)partager, à (sur)étaler leur rapport INTIME avec le conte. Comme si on n’y entend moins parlé du conte que du MOI de l’énonciateur. Troublant. À chaque fois.

  3. Moi aussi je préfère le conte sans tous ces artifices qui nous éloignent du conte lui-même. J’adore que ce soit le conte qui prenne toute la place et nous enveloppe. C’est à mon avis le plus beau moyen qui lui permet de se déposer en nous et de stimuler notre imaginaire …

  4. Après avoir traversé pas mal de trucs, depuis les sûres z-et-certaines certitudes insoutenables aux déserts personnels (ça c’est du virelangue), en passant par tous les hauts incroyablement étoilés et les bas plus vertigineux que des puits sans fond… En fin de compte -pas de jeu de mots- je constate plusieurs choses:
    1- même souvenir que Marc-André: mon premier atelier, en Bretagne (il y a… Houlà !), où Guy Feugueur, conteur-animateur de l’atelier, nous a demandé, après les échauffements de voix: « Bon, qui a quelquechose à raconter ? ». Ouah. Merci, Guy.
    2- quand je me fais plaisir, je raconte mieux, et même bien, je crois. Peu importe le lieu, le sujet, le contexte, le montant du cachet…
    3- je crois que je commence tout juste à comprendre la fameuse phrase « maintenant, je conte pour que le monde ne me change pas ».
    des bisous, les amis.

  5. P.S.: Tes scrupules t’honorent: je reconnais bien là le tailleur de diamants-scientifico-universitaire de haute voltige que tu es.
    re P.S.: je ne sais plus qui, de Jihad Darwiche ou de Dan Yachinsky, disait qu’il fallait avant tout être amoureux pour bien conter (peut-être les deux, et sans doute d’autres depuis). Il y a tant de façons d’aimer !

    1. Merci pour la générosité de vos partages !
      C’est Jihad Darwiche qui parle de la relation amoureuse avec les contes.
      Quelle heureuse synchronicité de lire ton commentaire ce matin Alice : avant-hier, j’ai réalisé que j’avais besoin d’être amoureuse pour avoir envie de raconter. Et pour raconter bien. Pas amoureuse du conte : amoureuse d’une chose ou de quelqu’un. Toutes les histoires que j’ai eu du plaisir à raconter découlaient d’un coup de foudre.
      Le problème avec ça, c’est que quand je ne suis plus amoureuse, et bien je n’ai plus envie de raconter l’histoire.
      (En fait, je ne sais pas si c’est vraiment un problème.)

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