Le renouveau… littéraire du conte (2/2)

[Note: Cette entrée est la suite du billet « Le renouveau du conte… littéraire ». Pour lire la première partie, cliquer ici.]

Le Murmure des contes

L’entrée Wikipedia sur le « Renouveau du conte » en France et le rôle qu’y jouèrent BLS et Gougaud me semble un bon point de départ pour présenter ces « monuments » de notre discipline et l’ouvrage suivant:

« Deux artistes-conteurs encore en exercice, et par ailleurs formateurs de nombreux autres conteurs et conteuses, sont particulièrement importants dans cette période [années 1970-début des années 1980] : Henri Gougaud et Bruno de la Salle. Ils rendent compte de leur parcours, de leur réflexion sur le conte et de leur expérience artistique depuis 1960 dans l’ouvrage d’entretiens paru en 2002 : Le Murmure des Contes. »

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Le renouveau du conte… littéraire (1/2)

La visite de Bruno de La Salle au Québec en décembre 2010 m’a donné l’occasion de me replonger dans deux ouvrages qu’il a respectivement signé et co-signé.  Il s’agit du Conteur amoureux (Casterman, 1995) et du Murmure des contes (entretiens avec Henri Gougaud, recueillis par Isabelle Sauvage, Desclée de Brouwer, 2002). Je les avais déjà traversés, mais je crois que cette fois-ci je les ai réellement découverts; tant il est vrai qu’il y a des lectures ou des leçons que l’on ne reçoit pas si l’on n’est pas encore prêt à les accueillir.  Pour moi, ces livres devraient figurer dans toutes les bibliothèques de conteur ou conteuse, alors qu’on y trouve de nombreuses réflexions sur notre pratique.  En relisant, j’ai pris de nombreuses pages de notes qui viendront enrichir de futurs billets (notamment sur la formation des conteurs et la constitution d’un répertoire).  Je souhaite néanmoins en partager quelques extraits avec vous dès aujourd’hui…

L’atelier de monsieur Bruno (collaboration spéciale)

L'atelier de M. Bruno
Photo: Marc Brazeau

Lors de son passage au Québec en décembre 2010, Bruno de La Salle a offert un atelier de formation le samedi 18 décembre dans la Maison Chevalier, à Québec.  L’atelier s’intitulait « Du texte à l’oral ». Le texte de présentation se lisait comme ceci :

« Le propos du stage est d’envisager l’oralité comme un art de l’investigation : mettre en jeu le texte écrit mis en parole, le corps, et la relation aux spectateurs pour mener une exploration sur toutes sortes de matériaux. Nous aborderons le souffle, le discours, le geste et le mouvement nécessaires pour faire du texte de départ, un récit totalement dans l’oralité, pour aboutir à une narration-exploration. »

J’aurais bien aimé y assister, mais j’étais malheureusement coincé par des obligations familiales. Heureusement pour moi – et maintenant pour vous, chers lecteurs – un ange y était qui nous a rapporté des notes de ce qu’il a vu et entendu… Tenir conte est donc heureux d’accueillir un premier collaborateur externe, soit M. Gabriel Grenier, membre du Cercle des conteurs des Cantons-de-l’Est. Merci à Gabriel pour son travail de reporter.  Le « je » dans le texte qui suit est donc le sien…

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Compagnes et compagnons de la côte

Je reviens de La fête des chants de marins de St-Jean-Port-Joli où j’ai passé un week-en d’amoureux avec ma douce.  J’y ai notamment réentendu avec plaisir « Les souillés de fond de cale » (un groupe breton de Paimpol que nous avions découvert à Binic en 2000) et découvert le trio « Lemieux-Marchand » (le duo de père-fils violoneux des Lemieux complété par Paul Marchand à la guitare) et la comédienne et conteuse Valérie Lecoq qui animait une fort chouette randonnée « contée/jouée » (du « récit de vies théâtralisé », explique-t-elle) intitulée « Femmes de marins, compagnes de pêche ».

Je suis un gars de la ville et je me sens plus proche du feu que de l’eau, mais y’a quelque chose qui me bouleverse profondément à être ainsi près de la mer et des bateaux.

Ce fût l’occasion d’une passionnante discussion avec Mme Lecoq justement sur l’appellation « arts du récit » vs. « conte » (associé au spectacle pour enfants selon elle), l’utilisation d’accessoires en soutien à son spectacle (notamment un drap que l’on prend dans un lieu pour finalement le plier plus tard avec un membre du public) et le travail d’intégration du spectacle dans de nouveaux lieux chaque fois (la partie « randonnée » du show).

Bien sûr, son spectacle est théâtralisé, mais elle n’en fait pas de mystère.  Elle fait d’abord un travail de comédienne.  Si le spectacle commence au « elle » en parlant d’Henriette, un personnage fictif de femme de marin composé de plusieurs témoignages véritables, dès la troisième station on passe au « je » alors que Valérie interprète Henriette.  Pour elle, « il me serait impossible ou difficile de refaire du conte de manière traditionnelle, assise sur une chaise.  Je connais peu de gens qui le font encore de cette façon ».  Point de vue intéressant…  Qu’il m’est évidemment difficile de partager complètement.

De mon côté, j’ai particulièrement apprécié que le spectacle soit basé sur des documents ethnographiques et donne une voix à ces femmes dont on a très peu raconté l’histoire.  Bien joué, le personnage est fort attachant et le caractère authentique des répliques les rend d’autant plus poignantes (notamment ce moment où Henriette calcule n’avoir passé que trois ans avec son mari… sur dix-sept ans de mariage et « ne pas avoir aimé cette vie-là »).  Cependant, le texte très écrit me paraît peut-être perdre une souplesse qui pour moi doit caractériser le conte…  Surtout quand Mme Lecoq m’explique qu’elle doit toujours faire le récit dans le même ordre, alors que pourtant celui-ci se permet bien des sauts dans le temps entre jeunesse et vieillesse du personnage…

Par ailleurs, les retrouvailles avec les « souillés » ont été l’occasion de se retrouver en Bretagne (dans nos têtes et dans nos coeurs) et d’ajouter deux chansons traditionnelles à mon répertoire: L’archi-connue mais magnifique « Isabeau » (« Isabeau s’y promène/ Le long de son jardin… ») dont ils font une très belle version a capella (« sans les mains » comme dirait Philippe Noirel, chanteur principal du groupe) et « C’est dans la ville de Larochelle » dont la mélodie et les paroles me hantent toujours: « La beauté, à quoi nous sert-elle?

Après trois jours au bord du fleuve à m’emplir les yeux et les oreilles, je peux affirmer qu’elle permet de faire le plein de moments qui aident à supporter l’ordinaire.

La poutine

J’ai moins écrit cet été  parce que j’ai été un peu happé par ce que j’appelle « la poutine » (en mai-juin surtout)…  Ici, je n’ai de leçon à donner à personne.  La plupart des conteuses et conteurs connaissent cet aspect des choses bien mieux que moi qui suis néophyte en la matière.  L’idée ici est davantage de témoigner d’un côté du métier dont on ne parle que trop rarement entre nous: soit le fait de devoir se mettre en marché.  Je reste songeur quant à la raison de ce silence.  Parce que ça fait mercantile et que nous sommes des artistes?  Parce qu’on est tous un peu en compétition les uns avec les autres?  Moi-même, j’avoue avoir attendu avant de prendre le temps de rédiger ce billet.  Malaise ou pudeur?

« La poutine », ce sont ces moments où, plutôt que de lire, d’écrire ou de laisser s’envoler la créativité (et la théorie dans mon cas), on rédige une demande de subvention, on réchauffe des contacts avec des diffuseurs, etc.  Pour la Xième fois, on explique à un quidam anonyme le sens de notre démarche et le pourquoi notre projet est si important, si nouveau et différent, fondamental…

Pour moi, cette fois « la poutine » s’est traduite par une première demande de sub, la rédaction d’un premier C.V. de conteur (bien différent de mon « autre » C.V. professionnel) et surtout d’une « carte de visite » (je n’ai pas encore de quoi constituer un « dossier de presse ») présentant mon spectacle et mon travail de conteur.  Bien sûr, j’ai trouvé ça gazant, difficile, alambiqué…  Mais, vous savez quoi?  Je suis assez content de la démarche.

Je suis certain que si je me mets à produire régulièrement (annuellement?) ce genre de documents, je vais trouver ça pénible au possible.  Cependant, ce coup-ci cela m’a permis un retour en arrière et un exercice de recul face à mon parcours qui n’était pas inintéressant.  Plaisir peut-être narcissique, mais je réalise qu’en sept ans, j’en ai fait des affaires en lien avec le conte.  Bilan: une quinzaine de formation (au-delà de deux par années – merci RCQ, Productions Littorale et Conseil de la culture de l’Estrie), une vingtaine de « prestations marquantes » (en Estrie bien sûr, à Montréal, Québec, Rimouski, Mont-St-Hilaire), des textes de réflexion (notamment dans L’art du conte en dix leçons), ce blogue…  Et surtout, des contacts un peu partout au Québec et en France qui constituent un réseau de collègues et d’amis auprès de qui je peux m’informer de ce qui se passe dans le milieu et approfondir ma réflexion…

En cette ère de marketing de soi-même, j’avoue avoir particulièrement trouvé difficile l’exercice de rédiger des textes vendeurs où je devais me présenter sous mon meilleur jour.  Et je ne pense pas que ce soit de la fausse modestie.  Je sais que j’ai des forces et je suis prêt à les mettre de l’avant, mais d’arriver à le faire sans que cela ne sonne trop… pesant.  C’est un tour de force. Quand on pense à tous les conteurs de tous les styles, avec souvent plus d’expérience que moi qui pratiquent leur métier avec brio…  Qu’est-ce que je peux bien avoir d’exceptionnel?

En fait, c’est l’ami Éric Gauthier qui m’a encouragé à développer ce que son agente appelle une U.S.P. (ma Unique Selling Proposition).  Au fond, c’est de se demander ce qui nous distingue.  J’en suis arrivé à conclure que tout le temps que je prennais à me former, à choisir et à préparer mes contes pouvait être tourné à mon avantage.  J’ai donc développé cette idée que j’étais un « polisseur d’histoires précieuses » et j’ai surfé sur cette métaphore de bijoutier. Jugez vous même:

« Pour lui, chaque conte est une pierre précieuse trésor du passé; un cristal de l’air du temps qu’il faut traiter avec respect. Drôles, fascinantes ou touchantes, ses histoires-gemmes sont donc choisies avec minutie. Prospecteur, il déniche plusieurs spécimens des mêmes contes afin d’en développer des versions toutes personnelles. Puis, il les taille pour en faire briller les images fortes, l’éclat de sagesses et de symboles toujours actuels. On admire la précision de son vocabulaire et la verve qu’il emploie à le manier lors de performances simples mais intenses. Sensible à la beauté de la langue, il polit les mots jusqu’à les faire chanter. »

Ouais, ça semble un peu poussé, comme ça, dans le vide…  Mais avec un photo et des commentaires de spectateurs, ça ne passe pas trop mal.  La preuve?  À la suite des conseils d’Éric et de collègues graphiste et réviseure, ma « carte de visite »  m’a permis de décrocher un premier contrat dans un musée et d’entrer en pourparlers pour d’autres spectacles à venir…

Finalement, lorsque mangée avec modération, la poutine, ça a du bon.

Bon, ce n’est pas tout, me faudrait un démo maintenant…

Slam Dunk

J’ai des rapports troubles avec le slam et la mouvance de la poésie contemporraine performée.  C’est évident que cela exerce de l’attrait pour moi, ne serait-ce qu’en raison de la popularité montante de la chose.  In, la poésie?  Depuis quand c’est devenu cool?  Et, surtout, comment? Par quel prodige?  Il me semble qu’il n’y a pas si longtemps qu’en occident écrire des poèmes c’était s’avouer homosexuel, schizophrène ou, pire, intellectuel!  Alors, le faire en public…  Alors, en marge, je fréquente certaines manifestations de la scène sherbrookoise, incertain d’y trouver mon compte.  Pas sûr seulement de me reconnaître dans cette faune souvent anarco-undergroundo-altermondialiste…  Mais j’aime.  Dans le sens Internet du terme, je me considère comme un « lurker » (un badaud, selon l’OQLF); celui qui lit les articles des forums de discussions, mais participe peu.  Je me suis essayé à slamer un peu dans un conte, j’ai animé une activité after hours lors du dernier Festival du texte court, je vais prêter mes oreilles lors de soirées, mais sans plus.

D’un côté, j’admire la vitalité de ce milieu, j’en adore la créativité et les instants de grâce qu’il permet.  Dans l’absolu, l’idée de démocratiser la poésie et de la rendre plus accessible me plaît bien…  Comment être contre la vertu? C’est vraiment magnifique quelqu’un qui sait jouer avec la langue française, qui la possède assez pour l’approndir, la triturer un peu, parfois jusqu’à la renouveller.  Faire jaillir du sens et de la beauté.  Ce sont des moments de bonheur à garder tout précieusement, à chérir longtemps.  Je suis jaloux de la spontanéité, de la pertinence, du côté participatif qui dynamise les spectacles.  Des éléments qui me semblent souvent manquer au monde des conteurs.  Quand, dites-moi, y aura-t-il des activités de conte en parascolaire dans les écoles secondaires?  Les cégeps?  Il me semble qu’on a une ou deux choses à apprendre d’eux.

D’un autre côté, tous ne sont pas performeurs ni même auteurs ou encore critiques.  Il me semble parfois qu’il y a risque de complaisance maquillée de bons sentiments: « Nous sommes tous des poètes en puissance.  Bienvenue dans la grande confrérerie!  Pas grave si tu ne sais pas écrire:  on va te donner 6.5/10 parce que tu as « vécu » et que tu es venu partager en public. »  J’exagère peut-être, mais je ne suis pas sûr que cela rend service aux aspirants poètes ni d’ailleurs au public qui découvre cet art.  Comme me le rappelait récemment une artiste de la scène locale: « Le slam, c’est une façon parmi d’autres de performer la poésie. »  Si, souvent, la syncope ça rapporte, parfois il faut que découle la douce densité des dires…

Mais je suis bien conscient que cette popularité provient notemment de cette acessibilité.  Tout jeune ado dont les sentiments sont à fleur de peau et qui s’émeut d’un hip hop peut trouver là une voie d’expression à sa mesure.  L’intérêt pour les contes et légendes d’ici ou d’ailleurs à quinze ans?  Ça existe, mais ça prend un peu plus d’apprivoisement, probablement.

Cependant, ceux et celles qui s’élèvent au-dessus de la mêlée, ceux et celles qui peuvent se détacher des feuilles griffonnées, des sentiments à vif et des formules malhabiles des premiers jets, ceux et celles-là nous livrent leurs textes comme des cadeaux, nous font vraiment voyager. Ainsi, j’ai assisté le 11 juillet dernier à un magnifique spectacle de chant et de poésie avec Flavie Dufour et Sophie Jeukens. La beauté des mots (ouvragés, sculptés), l’émotion (souvent brute), le caractère enveloppant des ambiances sonores (toutes vocales – le sampling bien utilisé est fort utile), les couleurs (très distinctes, mais très complémentaires) des auteures et interprètes. J’ai été complètement sous le charme.

Et puis, tout au long de ce « récital » (les anglos parlent de storytelling recitals, mais là c’était un vrai poetry recital, pas juste un poetry reading), je me disais que je voudrais donc que les spectacles de conte auxquels j’assiste – et a fortiori ceux que je construis – cultive un peu plus cette magie, cette richesse d’ambiance qui envoûte le public…  Ça arrive à l’occasion, mais c’est quand même relativement rare.  J’ai envie de me perdre dans des bulles, des bouquets de mots, avec une trame en arrière-plan, mais des étincelles de sens qui éclatent à tour de rôle, comme un pétillement.  Est-ce seulement possible avec le conte?  En tous cas, j’ai de plus en plus envie d’intégrer le chant à mon travail…

Storytelling transmédia: le conte de demain?

Changement total de registre.

Si je reste passionné par le conte traditionnel dans son rapport fondamental d’humain à humain, j’ai fait ma maîtrise en études des médias et ça a coloré ma vision du monde.  Je reste donc curieux de la façon dont on se conte encore des histoires aujourd’hui et dont on le fera à l’avenir.  Ainsi, dans le cadre de mon autre emploi, je suis récemment tombé sur des choses intéressantes qu’il m’apparaît pertinent de rapporter ici.

Je suis les travaux de Henry Jenkins depuis ma maîtrise à Concordia entre 1993 et 1997 où l’un de ses livres est devenu central à la rédaction de mon mémoire sur les jeux de rôles et où j’avais eu la chance de l’entendre en conférence.  Depuis quelques temps, j’ai été ramené vers lui via son fil Twitter parce qu’il s’intéresse à la tendance hollywoodienne de faire ce qu’il est maintenant convenu d’appeler (même en français) du « storytelling transmédia » (ou STTM dans le jargon Internet).  L’INIS (Institut national de l’image et du son) où avait récemment lieu une formation sur ce sujet, définit ainsi la bête:

« On définit le Storytelling Transmédia comme un processus de transmission d’un message, d’un sujet ou d’un scénario, à un public de masse en utilisant plusieurs plateformes et en comptant, entre autres choses, sur la participation et l’interaction du public. Chaque déclinaison de l’histoire est unique, mais c’est en s’appuyant sur les forces et les spécificités de chacun des médias, que l’ensemble gagne en originalité, en pertinence et en rentabilité. »

Le Lien multimédia, partenaire de cette formation, a d’ailleurs consacré plusieurs articles à la couverture de cette activité.

Comme l’affirme Jenkins, le transmédia, c’est un peu l’inverse du multimédia où tous les médias se retrouvent sur une même plateforme.  En transmédia, on multiplie les plateformes et la richesse narrative du « message » se découvre par les participants un peu à la manière d’une chasse au trésor.  Pour en savoir davantage, voir un billet de Jenkins daté de mars 2007 et intitulé «Transmedia Storytelling 101 ».

Par ailleurs, l’entrée Wikipedia anglophone pour l’expression
« Transmedia Storytelling » explique partiellement l’origine du phénomène:

There are two prominent factors driving the growth of transmedia storytelling. The first is the proliferation of new media forms like video games, the internet, and mobile platforms and the demand for content in each. The second is an economic incentive for media creators to lower production costs by sharing assets. Transmedia storytelling often uses the principle of hypersociability. Transmedia storytelling is also sometimes referred to as multi modality, referring to using multi-modal representations to convey a complex story through numerous media sources. [mes emphases]

Un autre article d’Henry Jenkins daté de janvier 2003 (dans leTechnology Review du MIT) s’avère fort instructif sur la mécanique de la « mise en récit » transmédia:

« Younger consumers have become information hunters and gatherers, taking pleasure in tracking down character backgrounds and plot points and making connections between different texts within the same franchise. And in addition, all evidence suggests that computers don’t cancel out other media; instead, computer owners consume on average significantly more television, movies, CDs, and related media than the general population.»[mes emphases]

« Franchise products are governed too much by economic logic and not enough by artistic vision. Hollywood acts as if it only has to provide more of the same, printing a Star Trek logo on so many widgets. In reality, audiences want the new work to offer new insights into the characters and new experiences of the fictional world. If media companies reward that demand,viewers will feel greater mastery and investment; deny it and they stomp off in disgust. »[mes emphases; intéressant de remplacer Hollywood par « les conteurs » – même je suis conscient que c’est un tabou!]

« In the ideal form of transmedia storytelling, each medium does what it does best-so that a story might be introduced in a film, expanded through television, novels, and comics, and its world might be explored and experienced through game play. Each franchise entry needs to be self-contained enough to enable autonomous consumption. That is, you don’t need to have seen the film to enjoy the game and vice-versa. As Pokemon does so well, any given product is a point of entry into the franchise as a whole. »[mon emphase]

L’univers des films de The Matrix est souvent cité comme un exemple
« classique » de transmédia (avec des bandes dessinées, des dessins animés, des segments Web, etc. qui permettent d’approfondir l’oeuvre initiale). L’entrée Wikipedia cite Journey of Jin (web, comics, attractions physiques), Batman Begins (bandes dessinées pour préparer au film), Sorority Forever (websérie avec interaction dans les médias sociaux), Battlestar Galactica (où des webpisodes ont été diffusé entre les saisons pour approfondir l’histoire). Les jeux en réalité alternée (alternate reality games ou ARG) [dont il me faudra bien reparler un de ces jours…] peuvent aussi en faire partie.

L’auteur de l’entrée Wikipedia écrit: « Unlike properties like Star WarsHe-Man, and Teenage Mutant Ninja Turtles, which lend themselves to transmedia, JOJ [Journey of Jin] was created with the intention of being a transmedia universe, and not proliferated into other media formats for simply for merchandising purposes but for enriching the storytelling ».

Donc c’est cette « intention », la volonté initiale dès la création de déployer la fiction dans plusieurs médias, qui semble un indicateur pour déterminer si on est en présence de cette forme d’écriture. On évoque à plusieurs reprises les « multiples points d’entrée » qui permettent d’accéder à l’oeuvre et son caractère invasif « that permeates fully an audience lifestyle ».

Par ailleurs, Jenkins donne d’autres exemples de franchises transmédia: les Pokémons, par exemple: « By design, Pokemon unfolds across games, television programs, films, and books, with no media privileged over any other. » Mais il évoque aussi Indiana Jones (des films à la télé avec la série Young Indiana Jones), l’univers Buffy the Vampire Slayer et les films de Kevin Smith (qui se poursuivent en bandes dessinées dans le futur, mais aussi dans le passé de l’univers connu des spectateurs – ce que l’on appelle des prequels), Dawson’s Creek (dont on pouvait découvrir les journaux intimes des personnages sur le Web).

Jenkins livre peut-être le message qui me semble le plus important quant au pouvoir d’attraction du transmédia:

« Reading across the media sustains a depth of experience that motivates more consumption. In a world with many media options, consumers are choosing to invest deeply in a limited number of franchises rather than dip shallowly into a larger number. Increasingly, gamers spend most of their time and money within a single genre, often a single franchise. We can see the same pattern in other media-films (high success for certain franchises, overall declines in revenue), television (shorter spans for most series, longer runs for a few), or comics (incredibly long runs for a limited number of superhero icons). Redundancy between media burns up fan interest and causes franchises to fail. Offering new levels of insight and experience refreshes the franchise and sustains consumer loyalty. Such a multilayered approach to storytelling will enable a more complex, more sophisticated, more rewarding mode of narrative to emerge within the constraints of commercial entertainment. »[mes emphases]

Quel rapport dans tout cela avec le conte et les conteurs qui n’ont vraiment pas les moyens des grands studios?  Peut-être très peu. Peut-être beaucoup.

D’abord, il m’apparaît utile comme conteur d’être sensible aux nouvelles façons qu’a une partie de mon auditoire de recevoir des histoires.  J’ai beau être un artisan oeuvrant avec passion à essayer d’insuffler de l’âme dans mes récits avec toute l’honnêteté d’une démarche personnelle, difficile d’ignorer les procédés industriels de création d’histoires que ces mêmes spectateurs côtoient…

Ensuite, est-ce que la connaissance de certains mécanismes «transmédiatiques » ne pourrait pas être utile aux conteurs?  Est-ce que l’idée de « fournir plusieurs points d’entrée » ou de développer un univers cohérent à travers plusieurs histoires ne pourrait pas s’avérer intéressante?  Et pour ceux et celles ayant des velléités d’hybridation afin de renouveler leur art, l’idée de la « multimodalité » peut-elle ouvrir des portes?  À quand des contes, des chansons, des poèmes qui participeraient à développer la même fiction?  Sans doute que cela a été tenté, mais je crois utile de constater que ça existe également à une autre échelle que la nôtre…

Enfin, au-delà de la logique consumériste (pourtant bien au coeur de ces récents développements narratifs) j’y vois plus que jamais une preuve que le spectateur veut s’approprier la fiction et y être actif, ne serait-ce qu’à titre de « chasseur-cueilleur »…  Les conteuses et conteurs pourraient-ils profiter de l’ «hypersociabilité » que permettent Facebook et d’autres réseaux pour mettre sur pied des méta-récits, des fictions qui mettraient les spectateurs-participants à l’oeuvre à leur tour?  Récits qui, bien sûr, se poursuivraient/ aboutiraient dans des prestations publiques bien en chair et en présence?

Et dites-vous bien que si pour vous cela ressemble un peu trop à de la science-fiction, c’est sans doute qu’on y est déjà.

Qu’est-ce qui fait courir les orignaux?

Dimanche soir dernier je suis allé assister à la dernière partie d’un spectacle donné par le conteur témiscabitibien Guillaume Beaulieu.  J’étais dans un état d’esprit particulier, mais je tenais à l’entendre pour me forger ma propre opinion.  Il faut dire que la réputation de Beaulieu l’avait précédée…  Dans les cercles de conteuses et conteurs que je fréquente – cercles où la formation est très valorisée, il faut le dire –, il est devenu un peu l’archétype de celui qui « cherche la reconnaissance avant d’avoir obtenu la connaissance » selon le mot de Christian-Marie Pons.  Il n’est certainement pas le seul, mais disons qu’avec un CD, un DVD, un coffret de 5 CD, un site Web promotionnel  et transactionnel à son actif, alors qu’il conte régulièrement depuis 2004, il est devenu plus visible que les autres.

Avant qu’on ne m’accuse de casser du sucre publiquement sur le dos d’un collègue par blogue interposé, laissez-moi expliquer ma démarche.  Me positionner par rapport aux autres me permet de mieux me connaître moi-même comme conteur, de préciser mes valeurs, mes choix artistiques. Aussi j’essaierai d’être un critique honnête, quitte à sembler parfois dur ou prétentieux.

Guillaume Beaulieu a d’indéniables qualités: C’est un beau jeune homme dynamique à la voix puissante (dont il nous fera la démonstration à plusieurs reprises).  Il est très allumé, notamment parce qu’il semble véritablement aimer sa région et ses habitants.  Il a d’ailleurs exercé le métier d’agent de développement rural. C’est ainsi je crois qu’il a acquis une passion pour la ruralité et des convictions politiques en lien avec cette question qui transparaissent souvent dans son travail.  Il est à l’aise sur scène et communique bien, entrant facilement en lien avec le public… quitte à se faire parfois plus animateur que conteur (ce qui n’est pas nécessairement un défaut). Son niveau de langue est très correct et il ne se complaît pas dans l’humour comme plusieurs, bien que cet élément soit très présent dans ses histoires.

De mon point de vue, ce n’est pas que Beaulieu manque de talent : Il en a à revendre, plus que bien d’autres conteurs que j’aie entendus.  Le problème, c’est qu’il est pressé.  Pressé d’arriver où?  Ça c’est moins clair.  Il se présente comme « chevaucheur d’orignal »…  Mais quelle mouche a donc piqué les bêtes qu’il chevauche pour qu’elles foncent ainsi à toute allure au travers des forêts imaginaires?

Conter, et apprendre à conter habilement, j’en suis convaincu, prend du temps. « C’est en disant qu’on devient conteur.  En dix ans, rarement moins », écrit Christian-Marie Pons en préface de L’art du conte en dix leçons. Le rythme auquel Beaulieu fait les choses est extrêmement rapide. D’où cette perception qu’il donne de ne pas se poser : Il a gagné des concours de menteries, conté au Sénégal, fait plusieurs fois le tour de sa région, donne des ateliers dans les écoles, siège sur des jurys, etc.  Il a passé quatre mois à faire la tournée des villages de l’Abitibi-Témiscamingue pour collecter des histoires. Belle recherche… de laquelle il a tiré 65 histoires!  En quatre mois!

Sur son site, il se présente comme ayant « près de 22 contes longs (de 10 à 30 minutes) et 120 contes courts (de 4 à 7 minutes) » dans son répertoire.  Cela se comprend quand il explique son rythme de création:

« D’ordinaire, faire un nouveau conte prend une ou deux journées, avec le soutien de mon fidèle magnétophone pour préserver le caractère oral des contes. » (extrait de la section ‘Biographie’ du site Web)

Une à deux journées!  Pour écrire, mémoriser et se mettre en bouche une nouvelle histoire?  Quand on pense que Michel Hindenoch, dans Conter, un art?, rappelle que les conteurs d’expérience maîtrisent rarement à la fin de leur vie plus de 24 heures de contage, de quoi conter un jour et une nuit…

Pourquoi ce foisonnement?  Quel est cet attrait pour la vitesse et la quantité? Est-ce que cela répond seulement à des impératifs économiques?  Et, si oui, n’y a-t-il pas danger d’y sacrifier la qualité?

Les histoires qu’il a collectées et travaillées – il a aussi un talent d’auteur, je crois – sont souvent très chouettes avec des flashs vraiment brillants (par exemple, ce bébé que l’on met à incuber dans un fourneau et qui découvre les goûts et les recettes qui s’imprègnent littéralement dans les pores de sa peau).  Néanmoins, le choix de se limiter à de courtes anecdotes m’apparaît problématique.  Pas le temps d’entrer de plein pied dans une histoire, de s’y perdre en imagination, de s’attacher aux personnages – qui pourtant seraient attachants (Le bébé deviendra cuisinière et fera d’extraordinaires tartes au sucre… C’est déjà tout? J’en aurais pris davantage.).

Sur son site, Beaulieu avoue s’être spécialisé dans ce type d’histoires courtes avec une chute rapide:

« …Mon expérience dans la création de contes courts m’a amené à bien maîtriser les méthodes conduisant à capter l’attention vite et à conclure rapidement, avec un dénouement inattendu et souvent humoristique. »

De telles histoires courtes sont fort utiles dans un répertoire. Elles donnent du rythme à un spectacle. Toutefois, lorsque le spectacle n’est composé que d’histoires courtes, il risque de manquer d’une certaine profondeur, me semble-t-il.  Or, le spectacle Une chaise pour tous dont j’ai entendu des extraits, sera composé de 18 histoires (selon la vidéo disponible sur son site Web).  Seront-elles toutes courtes (autrement, difficile d’en faire 18)?  Si oui, pas le temps de respirer. Comme spectateur, je suis essoufflé.

De même, la mise en scène n’est pas étrangère à cette impression de vertige. Guillaume se démène, bouge beaucoup, occupe tout l’espace et un peu plus.  C’en est parfois étourdissant (À sa décharge, il contait dans une alcôve quand je l’ai écouté.  Ça restreint pas mal les mouvements.).  Il se retrouve souvent sur le plancher, à quatre pattes ou les quatre fers en l’air.  Évidemment, sitôt qu’on est assis à la seconde rangée ou derrière, on perd ce qu’il fait dans ces moments-là.  Je m’interrogeais sur ce choix quand tout à coup cela m’a frappé : La mise en scène est faite pour une scène surélevée!  On me présentait un spectacle pour la scène… dans un bar.  Le problème, c’est que le circuit de diffusion du conte au Québec compte plus de bars et de cafés que de scènes à l’italienne.

Par ailleurs, le fait d’avoir systématiquement recours à cette « chaise pour tous » n’est pas sans poser de question.  Pourquoi ce besoin d’un accessoire?  Les histoires ne sont-elles pas assez fortes en elles-mêmes?  Il y a de belles trouvailles dans l’utilisation de la chaise, mais cela semble parfois forcé, comme s’il s’agissait d’une performance en soi (« Regarder tout ce que l’on peut faire avec une chaise! »).  En définitive, cela distrait souvent des contes. De manière générale, la mise en scène prend beaucoup de place, ce qui fait qu’on sent souvent « la cassette »: Tout y est très placé et on perd de la spontanéité qui fait souvent l’intérêt du contage, selon moi.  D’après le mot d’un autre spectateur, on est parfois plus près du sketch que du conte.

Guillaume Beaulieu et moi avons pris des chemins fondamentalement différents.  Il a choisi de conter professionnellement (sur une base hebdomadaire apparemment), ce qui ne doit pas toujours aller de soi et oblige sans doute parfois à des compromis difficiles, de longues heures sur la route et bien des soirées loin des siens. J’ai choisi d’exercer le conte en « amateur éclairé » comme un loisir où je m’investis autant que je le peux et avec toute l’exigence dont je suis capable.  J’ai investi le gros de ces dernières années à me former. J’ai eu accès à des formations d’une qualité exceptionnelle. D’aucuns diront que j’aurais dû conter davantage et me former moins.  J’avais besoin de ce temps pour réfléchir ma démarche. Aujourd’hui, j’en arrive peu à peu à la pratique, mais la réflexion n’est jamais bien loin.

Il me semble que le choix même d’exercer l’art du conte suppose de s’inscrire en faux face à l’accélération de la société actuelle. Autrement, pourquoi ne pas scénariser des vidéo-clips ou des jeux de console?  Dans la conception que j’en ai, conter, c’est de l’artisanat. Cela suppose de la patience et des temps de rêverie, d’apprivoisement, de finesse, de rigueur, de partage dont notre monde a bien de besoin. Les conteuses et conteurs doivent-ils nécessairement entrer dans ce moule?  Peuvent-ils être autres choses que des apôtres et prosélytes de la lenteur? Cette conception est héritée de mes maîtres Pons, Van Dijk, Desprèz, Darwiche, Hindenoch, Rignanese, Faubert, Bouthiller, etc., j’en suis très conscient.  Compte tenu de la qualité du travail de ces gens, j’en suis fort aise et me trouve privilégié de m’inscrire dans ce courant.

Il n’y a pas vraiment d’école de conte au Québec et apprendre cette discipline en autodidacte demande beaucoup d’audace et de motivation, ce qu’il faut applaudir.  Néanmoins, des activités de formations s’offrent et on peine à les remplir!  J’avoue mal comprendre les conteuses et conteurs émergents qui s’évertuent à pratiquer leur art sans en connaître l’histoire et la tradition, comme s’il n’y avait jamais rien eu avant eux.  Comme si ceux qui pratiquent ce métier depuis dix, vingt, trente ans n’avaient rien à leur apprendre. Comme si le conte n’était pas aussi vieux que la roue et qu’il fallait constamment le réinventer.  Il y a une naïveté du débutant qui est belle parce que quelqu’un s’ouvre à un art qu’il ne connaît pas.  Il y a une autre naïveté qui est moins jolie parce que le manque d’humilité freine l’effort d’apprendre.

Je ne veux pas insinuer que Guillaume Beaulieu a davantage besoin de formation qu’un autre conteur (en fait, je crois que nous en avons tous de besoin).  Il est le meilleur juge de sa démarche et de ses objectifs artistiques.  Seulement, Beaulieu se sent assez solide pour donner des ateliers aux enfants par le biais du programme Artistes à l’école. Il faut bien vivre, sauf qu’il va forcément transmettre à de nombreux enfants cette perception du « conte en accéléré », du « conte vidéo-clip » qu’il pratique lui-même. Ceux qui comme lui chevauchent des orignaux et foncent avec panache à travers les bois ne risquent-ils pas d’arracher de jeunes pousses encore fragiles sur leur passage?

Le conte décrypté à l’aide du « Code Falquet »

Dans le dernier numéro du Bulletin du RCQ, le conteur Jacques Falquet de Gatineau – que j’ai eu le plaisir de côtoyer à plusieurs reprises lors de formations – nous présente la grille qu’il a élaborée pour tenir compte de la multiplicité des formes que peut prendre le conte au Québec.  C’est cette grille qu’il avait présentée à la Rencontre internationale sur le conte tenue à Sherbrooke en octobre dernier.  Jocelyn Bérubé l’avait alors malicieusement baptisée le « code Falquet », en clin d’oeil à un autre code plus médiatisé…

Postulant avec générosité que toute personne qui affirme faire du conte en fait effectivement, Jacques remarque néanmoins que ce même vocable regroupe plusieurs pratiques extrêmement diverses.  Il propose que ces pratiques peuvent se placer sur 9 intervalles regroupés en trois grandes catégories, soit la matière, la manière et la connivence.  Je reproduis ici la grille pour en faciliter la consultation en lien avec mon propos, mais  aussi pour participer à sa diffusion parce que suis convaincu qu’il s’agit d’un jalon important dans la réflexion critique en vue de mieux comprendre nos pratiques.

Dimension Définition De À En passant par
La matière Du proche Au lointain
La source L’origine du récit Bouche à oreille Création Archives sonores et écrites, livres, films, etc.
Le genre Le type de récit Récit de vie Mythe Nouvelle, épopée, roman courtois, légende, conte
Le matériau La véracité du récit Documentaire Fiction Docudrame, etc.
La manière Du peu défini Au fixé
L’appui La base de l’expression Uniquement des images Uniquement un texte écrit Toute combinaison des deux
La mise en scène Mouvements et scénographie choisis d’avance Absente Élaborée Dépouillée
La langue Le niveau de langue Populaire Littéraire Tout ce qu’il y a entre les deux
La connivence Du proche Au lointain
La relation La connivence narrateur-public Familière Solennelle Tout ce qu’il y a entre les deux
Le lieu La spécialisation du lieu Convivial (salon, café, bibliothèque) Scénique Tout ce qu’il y a entre les deux
Les choix de récits Qui choisit le récit à quel moment Par le conteur sur place Par le public d’avance Par le conteur d’avance ou par le public sur place

Source: Falquet, Jacques, « Comment parler du conte au Québec, aujourd’hui », Bulletin du RCQ, no.17, mars-avril 2010, Montréal, pp. 9 à 11)

Dans l’article, pour illustrer l’utilisation de sa grille, Jacques donne en exemples les « profils codés » des pratiques de Jocelyn Bérubé, Fred Pellerin, Stéphanie Bénéteau et Renée Robitaille.  Je prendrai cette occasion pour auto-analyser ma propre pratique de conte à l’aide de la grille:

Du côté de la matière, mes contes sont essentiellement puisés dans les livres et sur Internet (où j’effectue des recherches pour trouver plusieurs versions d’une même histoire avant de conter) et parfois dans les archives sonores du Centre franco-ontarien de folklore à Sudbury.  Le plus souvent, j’adapte et fini par créer ma propre version à partir d’éléments provenant d’un peu partout. J’ai également quelques contes de création « purs ».  Voilà pour la source.  La plupart de mes récits s’inscrivent dans le genre du conte merveilleux, mais j’ai flirté avec le conte contemporain et même certains mythes.  C’est pratiquement toujours un matériau fictif, mais certaines images peuvent être tirées de mon vécu.

En ce qui a trait à la manière, je suppose que mes récits « s’appuient sur des images » comme dirait Jacques, puisque le texte n’est pas appris par coeur et que je conte à partir de canevas. Néanmoins, j’effectue souvent un travail d’écriture (en amont ou en aval) pour structurer et mémoriser le récit.  La mise en scène du spectacle que je prépare actuellement est minimale, mais avec Mme G., ma coach chorégraphe, nous avons un souci d’éviter les gestes parasites et de choisir ceux qui parlent le plus, tout en me permettant d’investir davantage l’espace scénique.  La scénographie se limitera à un banc, alors que je m’habille en noir.  J’ai plus de difficulté à qualifier mon niveau de langue. Je dirais que c’est probablement un langage familier mais châtié, en ce qu’on me fait souvent des compliments sur la qualité de mon vocabulaire, mais que j’évite le passé simple et que j’utilise des expressions populaires lorsque je les trouve savoureuses.

La connivence est probablement l’aspect de la grille avec lequel je me débats le plus actuellement.  J’essaie d’entrer davantage en relation avec le public, parce que je suis souvent plus dans ma tête avec mes histoires que dans la salle avec les gens.  Les lieux où je conte sont souvent conviviaux, mais il n’y a pas nécessairement toujours plusieurs possibilités qui me sont offertes.  Il est vrai que j’aime moins conter sur une scène très élevée.  Enfin, je choisis pas mal toujours d’avance les contes que je vais interpréter, en me donnant la possibilité d’en changer sur place si je m’aperçois que l’ambiance commande un récit vraiment différent.

Chansonneur autonome

On est loin de la musique trad, mais ces temps-ci à la maison on écoute beaucoup l’album Homme autonome de l’auteur-compositeur-interprète franco-ontarien Damien Robitaille.  Les rythmes funky sont excellents, mais (comme d’habitude) ce sont beaucoup les textes qui m’interpellent…

Mon mentor et ami, Christian-Marie Pons, m’a souvent dit être fasciné par l’habileté de certains auteurs à raconter toute une histoire en quelques vers. Je dois dire que Robitaille me semble y parvenir admirablement.  L’intérêt supplémentaire, c’est que certains thèmes qu’il aborde touche la science-fiction ou du moins l’imaginaire.

Outre la pièce-titre, « Homme autonome », où l’on parle d’un solitaire extrême, j’apprécie particulièrement la chanson « Mon nom » qui fait entendre la complainte d’un personnage qui n’a jamais été nommé:

« De mon avenue, je suis envieux
Elle a un nom, elle est connue.   

[...]

J'suis l'homme qui ne se nomme pas
Le synonyme de l'anonymat

[...]

Sur ma carte d'identité
Il n'y a rien de marqué... »
D’autre part, dans « Le touriste du temps », on a carrément affaire à un voyageur spatio-temporel!
« Le touriste du temps
S’promène sur le calendrier
Hier, vers le futur
Demain, vers le passé
S’il passe par mon époque, qu’il vienne frapper à ma porte
Qu’on jase de ma jeunesse
Et de ma destinée.
[...]

Visionnaire nostalgique
Sans sens chronologique.
Ta présence manque au présent
Repose-toi un instant... »
Je continue à chercher à comprendre la recette d’une pareille efficacité…  Outre
les superbes allitérations pleines de sens (« synonyme de l’anonymat »,
« ta présence manque au présent »), je pense que dans les deux cas la situation
imaginaire absurde (un homme qu’on n’a pas baptisé, un autre qui fait du 
tourisme dans les différentes époques) a néanmoins une dimension métaphorique
qui renvoie à des angoisses bien réelles auxquelles tous peuvent s’identifier
(c.-à-d. le besoin d’être connu, la difficulté à vivre le moment présent).

J’aime bien quand la fantaisie nous confronte ainsi au réel.