Les leçons d’un cas de Figures (de proue)

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Crédit photo: Maïa Pons

La 24e édition du Festival Les jours sont contés en Estrie vient de se terminer…  Mais elle avait commencé sur des chapeaux de roue!  Le spectacle d’ouverture du 13 octobre 2016 s’appelait Figures de proue. Il y avait assez longtemps qu’un spectacle de contes ne m’avait pas enthousiasmé à ce point.

Plusieurs spectacles me satisfont, me rendent heureux.  Mais celui-là m’a galvanisé. Assez pour que j’aie envie de reprendre mon clavier et d’écrire pour mieux donner sens à ce qui m’avait à ce point charmé.  Si ce show était à ce point exemplaire pour moi, il doit bien s’y trouver quelques leçons qu’il importe de distiller comme un précieux élixir.

Ils étaient cinq Figures de proue:

  • Myriam Pellicane, la marraine en « bienfaisance brute » et kimono qui nous amène ses « protégés », néanmoins chacun des artistes accomplis.
  • Julie Boitte, algue qui ondule entre marginalité et folie, funambule à la voix d’or.
  • Anne Borlée, la harpiste coquine, tant dans son répertoire que dans les clins d’œil avec le public.
  • Mathieu Epp, accordéon, guimbarde; présence physique imposante et tranquille – le gars que tu veux avoir dans ton coin quand la houle se déchaîne.
  • Nidal Quannari, l’improvisateur verbomoteur au ukulélé souriant, même dans la gravité.
    Leçon no.1 :  Un collectif, c’est plus que la somme des parties
    Quelque part, sans qu’on ne comprennent trop comment et pourquoi, leurs énergies à tous « restent » sur scène, même quand quatre sont en retrait et qu’un seul d’entre eux conte.  On sent que ce spectacle est coloré des qualités de chacun d’entre eux du début à la fin.  Et ils sont véritablement présents du début à la fin, en écoute totale les uns des autres.Pour moi, il y a là une première leçon pour tous les collectifs : on peut présenter devant public l’addition successives des histoires des uns et des autres, mais c’est tellement plus intéressant quant on peut présenter une telle synergie.

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    Crédit photo: Maïa Pons

    Leçon no.2 : Vive l’expérimentation si la parole reste souveraine!
    Y’a des spectacles de conte où l’artiste est assis devant nous sans bouger et ça fonctionne complètement. Puis il y a des ovnis comme Figures de proue qui intègrent des instruments de musique, des chansons, des récitations de poésie, de la danse contact, de la pantomime, des bruits de table, des halètements, des solos, des duos, des trios…

    Pourtant, jamais on ne se demande si c’est bien à un spectacle de contes auquel on a été convié.  Encore une fois, y’a des hybridations intéressantes (conte-théâtre, conte-marionnette, conte-clown, conte-musique, etc.), mais ici tous les autres médias soutiennent le conte ou du moins la parole.  On se souvient d’abord des histoires. Le fait qu’elles aient été dites debout sur une table, de dos au public ou accompagnées par le souffle d’un accordéon ne vient que soutenir ou magnifier le propos. Nous étions plusieurs conteurs et conteuses dans la salle ce soir-là à admirer toute la liberté dont avait fait preuve le quintet.  Une invitation à faire de même?

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    Crédit photo: Maïa Pons

    Leçon no.3 : C’est payant de prendre des risques… quand c’est signifiant et bien exécuté
    Il y a une bonne part de risque dans le fait de conter dans les bras d’un autre conteur, pendant qu’un autre membre de l’équipe est appuyé sur le mur en train de regarder dans le vague d’un air sauvage, dans le fait d’improviser une partie d’une histoire avec un partenaire, de décliner son identité au milieu d’un spectacle ou de chanter à trois voix une chanson apprise deux semaines plus tôt.  Chaque fois, on quitte le confort d’un contage tranquille, sans problème.  Et cette mise en danger est très bien reçue par le public si elle est faite avec rigueur : ça ne doit pas distraire de l’histoire et il ne faut pas se casser la gueule.  Ça nourrit le spectacle d’inusité. Donc, pour que ça passe, un œil extérieur qui peut nous dire si c’est juste et… travail, travail, travail.

    Leçon no.4 : Le jeu de la répétition dans les contes, version 2016
    Les contes sont faits de structures connues, de multiples répétitions dans les motifs et dans les noms des personnages, par exemples.  J’ai trop souvent entendu des conteuses et conteurs escamoter ces redites pour accélérer un récit ou pour éviter de lasser le public actuel, habitué de zapper.  Il me semble qu’on nous prive alors d’une des grandes forces de ces textes.

    Les figures de proue nous ont démontré à quel point ces jeux de mots et de sens peuvent nourrir un spectacle.  Myriam estime que c’est parce que tous les conteurs du groupe sont particulièrement sensible à l’aspect rituel des contes.  Chaque reprise n’a pas à être exactement pareille à précédente et ces petites variations viennent complètement enrichir le propos.  Qu’il s’agisse de répétions obsessionnelles (« Ça va pas, ça va pas. »), rituelles (« Vent devient brume, brume devient nuage… ») ou qui illustrent l’habitude (« Comme tous les soirs, il a placé ses pantoufles en ligne avec le tapis. »), le spectateur prend goût à découvrir comment sera dite la prochaine répétition et son attention devient exacerbée plutôt qu’endormie.

    Leçon no.5 : Sans (nécessairement) rire, tout ça doit se faire dans le plaisir!
    Ça pourrait aller de soi, mais malheureusement non.  De tels spectacles peuvent devenir lourds d’intentions et de tentatives à passer des messages… ou de faire rire pour s’assurer de « désennuyer » le public. Rien de cela ici.  Que des cadeaux offerts dans une atmosphère ludique, sereine, mais empreinte de solennité.  Et pourtant chaque spectateur a pu être touché de plusieurs façons différentes : j’ai ri, j’ai versé une larme, j’ai été interpellé.  On m’a parlé de marginalité, de non-violence, de détermination, de sensualité, d’amour, de mort, etc.  J’ai goûté chaque nuance ET j’ai goûté l’ensemble.

    Bref, un maudit bon show!

2 réflexions sur « Les leçons d’un cas de Figures (de proue) »

  1. Jean-Sébastien ! Quel bel article tu viens d’écrire ! J’abonde en ton sens et partage totalement ton enthousiasme face à cette révélation ! Merci et bravo pour ta plume précise qui reflète tellement ma propre expérience !

  2. Quel veinard d’avoir assisté à ça! ça donne envie. D’ailleurs, ça commence à me manquer sévèrement les festivals et les conteurs québécois et leur liberté créative… (soupir)
    Totale adhésion avec tes « leçons », la n°4 m’ayant particulièrement interpellée: elle fait écho à ton billet sur Darwiche, les Mille et Une Nuits, anti-thèse du « fast-storytelling » (image puissante, y’aurait-il du « malconte », à l’instar de la « malbouffe » ?). En effet, on est là pour prendre son temps, et du reste, les histoires ont pris le leur pour venir jusqu’à nous.
    Merci de continuer à nourrir notre attention !
    Grand bonjour à tous les amis,
    Alice

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