Flying Coach 6: agréments, angoisses et abandon

Jour J moins 3.  L’exercice public arrive à grands pas, ce qui ne va pas sans une certaine montée d’adrénaline et d’émotions.

D’un côté, la satisfaction et l’émerveillement de voir la « sauce prendre »: Le spectacle développe sa cohérence – je dirais sa « vie » – interne.  Ces derniers jours (perlés de plus fréquentes pratiques), de nombreux liens semblent se créer d’eux-mêmes, si bien qu’ils apparaissent comme des évidences dans la logique que nous avons établie avec Mme G.  Le grand plaisir de sentir ma coach complètement avec moi dans le processus, de vivre un réel « accompagnement » avec elle.  Se sentir soutenu, en confiance, c’est essentiel pour le moral.  Pas sûr que je m’y serais rendu tout seul.  Merci.

En parallèle, le réel bonheur de la découverte du livre Vivre jusqu’au bout de Mario Proulx, tiré de la série documentaire radiophonique du même nom. Voilà qui me conforte sur l’à-propos de la thématique que j’aborde.  Ça se lit comme un roman.

De l’autre bord, la déception devant l’absence de certains « observateurs-clés » qui ne pourront être dans le public pour me donner des commentaires comme je l’aurais d’abord souhaité.  La hâte et la terreur à l’idée d’entendre ce que ceux qui seront sur place me diront…

Faut dire qu’il y a beaucoup l’inquiétude de me voir confronté à mes propres contradictions: Devant la mise en mouvement et la mise en espace que nous développons avec Mme G. – et à laquelle j’adhère – « c’tu encore du conte »? J’ai tellement critiqué mes collègues de faire du théâtre conté… à me méfier de tout mouvement.  Il m’aurait fallu y penser avant de choisir de travailler avec une chorégraphe! 😉

Comme je le confiais à Mme G. et à ma fée-marraine, les modèles artistiques auxquels je me réfère depuis que je pratique cet art (Mike Burns, Michel Hindenoch, Michel Faubert, etc.) content leurs histoires assis sur une chaise sans bouger (ou si peu).  Difficile d’en dévier et de choisir une voie qui me soit plus personnelle.

Bien sûr, la clé est dans le choix judicieux des gestes.  Exit ceux qui nuisent ou sont redondants.  Si ceux qui restent me permettent de sortir de la fixité dans laquelle je m’étais enfermée, c’est positif, non?

Entre les deux, il reste un trac sourd et constant.  Celui qui paralyse, obnubile, empêche de dormir et rend grognon.  Trac qui, étrangement, se traduit cette fois-ci par une tension douloureuse à la mâchoire (et dans les épaules).  Suis-je en train de somatiser mon angoisse devant ma prise de parole?  D’autant plus que le grand écueil qu’il me reste à affronter en spectacle, c’est ma voix qui a tendance à monter d’un ou deux octaves quand j’accélère mes narrations ou quand j’arrive dans un noeud d’émotion…

Reste à s’abandonner.  Hier midi, pendant une courte marche de santé, le vent dans mes cheveux m’a ramené à l’ascension d’une montagne dans la première histoire du spectacle…  J’y suis presque.

Et puis, me rappeler et me convaincre que ce show-là n’est pas la fin, que c’est un début de plus.

Qu’est-ce qui fait courir les orignaux?

Dimanche soir dernier je suis allé assister à la dernière partie d’un spectacle donné par le conteur témiscabitibien Guillaume Beaulieu.  J’étais dans un état d’esprit particulier, mais je tenais à l’entendre pour me forger ma propre opinion.  Il faut dire que la réputation de Beaulieu l’avait précédée…  Dans les cercles de conteuses et conteurs que je fréquente – cercles où la formation est très valorisée, il faut le dire –, il est devenu un peu l’archétype de celui qui « cherche la reconnaissance avant d’avoir obtenu la connaissance » selon le mot de Christian-Marie Pons.  Il n’est certainement pas le seul, mais disons qu’avec un CD, un DVD, un coffret de 5 CD, un site Web promotionnel  et transactionnel à son actif, alors qu’il conte régulièrement depuis 2004, il est devenu plus visible que les autres.

Avant qu’on ne m’accuse de casser du sucre publiquement sur le dos d’un collègue par blogue interposé, laissez-moi expliquer ma démarche.  Me positionner par rapport aux autres me permet de mieux me connaître moi-même comme conteur, de préciser mes valeurs, mes choix artistiques. Aussi j’essaierai d’être un critique honnête, quitte à sembler parfois dur ou prétentieux.

Guillaume Beaulieu a d’indéniables qualités: C’est un beau jeune homme dynamique à la voix puissante (dont il nous fera la démonstration à plusieurs reprises).  Il est très allumé, notamment parce qu’il semble véritablement aimer sa région et ses habitants.  Il a d’ailleurs exercé le métier d’agent de développement rural. C’est ainsi je crois qu’il a acquis une passion pour la ruralité et des convictions politiques en lien avec cette question qui transparaissent souvent dans son travail.  Il est à l’aise sur scène et communique bien, entrant facilement en lien avec le public… quitte à se faire parfois plus animateur que conteur (ce qui n’est pas nécessairement un défaut). Son niveau de langue est très correct et il ne se complaît pas dans l’humour comme plusieurs, bien que cet élément soit très présent dans ses histoires.

De mon point de vue, ce n’est pas que Beaulieu manque de talent : Il en a à revendre, plus que bien d’autres conteurs que j’aie entendus.  Le problème, c’est qu’il est pressé.  Pressé d’arriver où?  Ça c’est moins clair.  Il se présente comme « chevaucheur d’orignal »…  Mais quelle mouche a donc piqué les bêtes qu’il chevauche pour qu’elles foncent ainsi à toute allure au travers des forêts imaginaires?

Conter, et apprendre à conter habilement, j’en suis convaincu, prend du temps. « C’est en disant qu’on devient conteur.  En dix ans, rarement moins », écrit Christian-Marie Pons en préface de L’art du conte en dix leçons. Le rythme auquel Beaulieu fait les choses est extrêmement rapide. D’où cette perception qu’il donne de ne pas se poser : Il a gagné des concours de menteries, conté au Sénégal, fait plusieurs fois le tour de sa région, donne des ateliers dans les écoles, siège sur des jurys, etc.  Il a passé quatre mois à faire la tournée des villages de l’Abitibi-Témiscamingue pour collecter des histoires. Belle recherche… de laquelle il a tiré 65 histoires!  En quatre mois!

Sur son site, il se présente comme ayant « près de 22 contes longs (de 10 à 30 minutes) et 120 contes courts (de 4 à 7 minutes) » dans son répertoire.  Cela se comprend quand il explique son rythme de création:

« D’ordinaire, faire un nouveau conte prend une ou deux journées, avec le soutien de mon fidèle magnétophone pour préserver le caractère oral des contes. » (extrait de la section ‘Biographie’ du site Web)

Une à deux journées!  Pour écrire, mémoriser et se mettre en bouche une nouvelle histoire?  Quand on pense que Michel Hindenoch, dans Conter, un art?, rappelle que les conteurs d’expérience maîtrisent rarement à la fin de leur vie plus de 24 heures de contage, de quoi conter un jour et une nuit…

Pourquoi ce foisonnement?  Quel est cet attrait pour la vitesse et la quantité? Est-ce que cela répond seulement à des impératifs économiques?  Et, si oui, n’y a-t-il pas danger d’y sacrifier la qualité?

Les histoires qu’il a collectées et travaillées – il a aussi un talent d’auteur, je crois – sont souvent très chouettes avec des flashs vraiment brillants (par exemple, ce bébé que l’on met à incuber dans un fourneau et qui découvre les goûts et les recettes qui s’imprègnent littéralement dans les pores de sa peau).  Néanmoins, le choix de se limiter à de courtes anecdotes m’apparaît problématique.  Pas le temps d’entrer de plein pied dans une histoire, de s’y perdre en imagination, de s’attacher aux personnages – qui pourtant seraient attachants (Le bébé deviendra cuisinière et fera d’extraordinaires tartes au sucre… C’est déjà tout? J’en aurais pris davantage.).

Sur son site, Beaulieu avoue s’être spécialisé dans ce type d’histoires courtes avec une chute rapide:

« …Mon expérience dans la création de contes courts m’a amené à bien maîtriser les méthodes conduisant à capter l’attention vite et à conclure rapidement, avec un dénouement inattendu et souvent humoristique. »

De telles histoires courtes sont fort utiles dans un répertoire. Elles donnent du rythme à un spectacle. Toutefois, lorsque le spectacle n’est composé que d’histoires courtes, il risque de manquer d’une certaine profondeur, me semble-t-il.  Or, le spectacle Une chaise pour tous dont j’ai entendu des extraits, sera composé de 18 histoires (selon la vidéo disponible sur son site Web).  Seront-elles toutes courtes (autrement, difficile d’en faire 18)?  Si oui, pas le temps de respirer. Comme spectateur, je suis essoufflé.

De même, la mise en scène n’est pas étrangère à cette impression de vertige. Guillaume se démène, bouge beaucoup, occupe tout l’espace et un peu plus.  C’en est parfois étourdissant (À sa décharge, il contait dans une alcôve quand je l’ai écouté.  Ça restreint pas mal les mouvements.).  Il se retrouve souvent sur le plancher, à quatre pattes ou les quatre fers en l’air.  Évidemment, sitôt qu’on est assis à la seconde rangée ou derrière, on perd ce qu’il fait dans ces moments-là.  Je m’interrogeais sur ce choix quand tout à coup cela m’a frappé : La mise en scène est faite pour une scène surélevée!  On me présentait un spectacle pour la scène… dans un bar.  Le problème, c’est que le circuit de diffusion du conte au Québec compte plus de bars et de cafés que de scènes à l’italienne.

Par ailleurs, le fait d’avoir systématiquement recours à cette « chaise pour tous » n’est pas sans poser de question.  Pourquoi ce besoin d’un accessoire?  Les histoires ne sont-elles pas assez fortes en elles-mêmes?  Il y a de belles trouvailles dans l’utilisation de la chaise, mais cela semble parfois forcé, comme s’il s’agissait d’une performance en soi (« Regarder tout ce que l’on peut faire avec une chaise! »).  En définitive, cela distrait souvent des contes. De manière générale, la mise en scène prend beaucoup de place, ce qui fait qu’on sent souvent « la cassette »: Tout y est très placé et on perd de la spontanéité qui fait souvent l’intérêt du contage, selon moi.  D’après le mot d’un autre spectateur, on est parfois plus près du sketch que du conte.

Guillaume Beaulieu et moi avons pris des chemins fondamentalement différents.  Il a choisi de conter professionnellement (sur une base hebdomadaire apparemment), ce qui ne doit pas toujours aller de soi et oblige sans doute parfois à des compromis difficiles, de longues heures sur la route et bien des soirées loin des siens. J’ai choisi d’exercer le conte en « amateur éclairé » comme un loisir où je m’investis autant que je le peux et avec toute l’exigence dont je suis capable.  J’ai investi le gros de ces dernières années à me former. J’ai eu accès à des formations d’une qualité exceptionnelle. D’aucuns diront que j’aurais dû conter davantage et me former moins.  J’avais besoin de ce temps pour réfléchir ma démarche. Aujourd’hui, j’en arrive peu à peu à la pratique, mais la réflexion n’est jamais bien loin.

Il me semble que le choix même d’exercer l’art du conte suppose de s’inscrire en faux face à l’accélération de la société actuelle. Autrement, pourquoi ne pas scénariser des vidéo-clips ou des jeux de console?  Dans la conception que j’en ai, conter, c’est de l’artisanat. Cela suppose de la patience et des temps de rêverie, d’apprivoisement, de finesse, de rigueur, de partage dont notre monde a bien de besoin. Les conteuses et conteurs doivent-ils nécessairement entrer dans ce moule?  Peuvent-ils être autres choses que des apôtres et prosélytes de la lenteur? Cette conception est héritée de mes maîtres Pons, Van Dijk, Desprèz, Darwiche, Hindenoch, Rignanese, Faubert, Bouthiller, etc., j’en suis très conscient.  Compte tenu de la qualité du travail de ces gens, j’en suis fort aise et me trouve privilégié de m’inscrire dans ce courant.

Il n’y a pas vraiment d’école de conte au Québec et apprendre cette discipline en autodidacte demande beaucoup d’audace et de motivation, ce qu’il faut applaudir.  Néanmoins, des activités de formations s’offrent et on peine à les remplir!  J’avoue mal comprendre les conteuses et conteurs émergents qui s’évertuent à pratiquer leur art sans en connaître l’histoire et la tradition, comme s’il n’y avait jamais rien eu avant eux.  Comme si ceux qui pratiquent ce métier depuis dix, vingt, trente ans n’avaient rien à leur apprendre. Comme si le conte n’était pas aussi vieux que la roue et qu’il fallait constamment le réinventer.  Il y a une naïveté du débutant qui est belle parce que quelqu’un s’ouvre à un art qu’il ne connaît pas.  Il y a une autre naïveté qui est moins jolie parce que le manque d’humilité freine l’effort d’apprendre.

Je ne veux pas insinuer que Guillaume Beaulieu a davantage besoin de formation qu’un autre conteur (en fait, je crois que nous en avons tous de besoin).  Il est le meilleur juge de sa démarche et de ses objectifs artistiques.  Seulement, Beaulieu se sent assez solide pour donner des ateliers aux enfants par le biais du programme Artistes à l’école. Il faut bien vivre, sauf qu’il va forcément transmettre à de nombreux enfants cette perception du « conte en accéléré », du « conte vidéo-clip » qu’il pratique lui-même. Ceux qui comme lui chevauchent des orignaux et foncent avec panache à travers les bois ne risquent-ils pas d’arracher de jeunes pousses encore fragiles sur leur passage?

Flying Coach 3: pratiquer seul ses contes

Il m’est arrivé quelques fois ces derniers temps d’entendre ou de lire des collègues affirmer que, maintenant qu’ils avaient appris leurs contes par coeur, ils étaient prêts à les conter…

Quand est-ce qu’on est prêt à conter un conte? Sitôt qu’on l’a lu quelques fois? Dès qu’on maîtrise la trame du récit? Quand on n’en peut plus et qu’il nous « brûle la langue »?

Une des choses que je suis en train de réapprendre de Mme G., c’est qu’une fois le conte appris, le travail de création du conteur peut commencer.  En formation, Jihad Darwiche évoquait déjà le fait qu’une histoire choisie et mémorisée, c’est l’arbre que l’on est allé trouver et couper dans la forêt.  Avant qu’il ne devienne la sculpture – l’oeuvre – que l’on veut en faire, il reste pas mal de travail…  Et ça, c’est sans compter le sablage et le polissage afin d’adoucir les imperfections, puis les multiples couches de vernis pour faire briller!

C’est donc que des contes choisis et retenus par coeur ne sont pas encore « créés ».  Mme G. parle de se réserver des « espaces de création ».  Michel Hindenoch mentionnait l’importance de se donner des moments « perdus » pour « rêver son conte », en créer les images dans sa tête, jusqu’à ce qu’elles deviennent très nettes.  Mais je crois qu’il y a plus…

Il s’agit de répéter inlassablement ses histoires seul dans son salon – ou, dans mon cas, en marchant dans le bois – jusqu’à faire corps avec elles, jusqu’à ce quelles deviennent une seconde nature.  Puis, il faut expérimenter, tenter de nouveaux mouvements, des manières de dire différentes, essayer d’appuyer de différentes façons sur certains mots, avec différentes formules.  Qu’est-ce qui coule en bouche?  Qu’est-ce qui a le plus d’effet?  Tout cela, bien sûr, en évitant « la cassette » ou le récit figé qui sonnerait faux.

Oui, mais voilà, la conteuse ou le conteur qui pratique seul ne reçoit pas la rétroaction du public qui lui laisse connaître l’impact de ses paroles.  Il ou elle ne bénéficie pas de la relation avec l’auditeur, si essentielle à son art.  Comment palier?  Personnellement, je ne crois pas beaucoup à s’exercer devant le miroir…

Serait-ce qu’il faut devenir diseur… et son propre auditeur à la fois?  Les cercles de conteur aident à conter « avec filet », mais les rencontres sont encore trop espacées dans le temps.  Les micros-libres sont un banc d’essai intéressant, mais on est déjà en représentation et l’on doit assez respecter son public pour ne pas lui servir quelque chose qui ne soit pas encore « à point ».

Ce qui me ramène au coaching qui permet un accompagnement individualisé, à condition de pouvoir se le permettre.  Sauf qu’il y a aussi tout un travail à faire seul, entre les rencontres, afin de maximiser l’impact de ces dernières.  On n’en sort pas.  C’est ce travail supplémentaire, ces « devoirs », que je n’avais pas vu venir et qui me font apprécier d’autant plus ce qu’il faut de temps et d’énergie pour bien conter.  J’étais fier de consacrer un temps hebdomadaire à mon hobby, avec une personne que je « me payais » pour m’entendre et me relancer.   Me voilà confronté au fait que, dans un monde idéal, mon art devrait être nourri quotidiennement. Et que je dois le faire seul, encore.

Et vous, comment vous y prenez vous pour travailler seuls vos contes?