Se laisser travailler par le conte (stage avec Marc Aubaret)

J’ai laissé plus d’une semaine passer pour tenter de donner sens à la vingtaine de pages de notes prises pendant la formation sur l’Histoire de la littérature orale offerte par Marc Aubaret, directeur du Centre méditerranéen de littérature orale, les 23 et 24 octobre derniers. Alors que mes notes ne rendraient pas justice à la somme d’information reçue, je m’essaie à tisser un fil conducteur auquel accrocher mes apprentissages.

Pour moi, cette formation aurait été celle où j’aurai acquis en concentré toutes sortes de pistes pour entrer dans de nouveaux contes (et approfondir ceux que je conte déjà).  En effet pour Aubaret, « le conteur n’explique pas, mais doit comprendre… »

  • Pistes « fonctionnelles » (par genres) : Parce que démêler ce qui tient du mythe (œuvres permettant de gérer la transcendance), de l’épopée (gestion des valeurs et du politique), de la légende (gestion du temps et de l’espace) et des contes (fonction initiatique pour les contes merveilleux et variable selon les genres) offre déjà des orientations importantes pour le contage.  J’ai ainsi appris que certains de mes récits tenaient probablement davantage du mythe que du conte…
  • Pistes historiques et anthropologiques : Cela permet d’être éveillé à ce que l’on a voulu faire dire aux contes selon les époques (ex : la montée des nationalismes au XIXe siècle qui récupèrent les contes comme « littératures nationales »).  D’ailleurs, en bon ethnologue, Aubaret nous rappelait régulièrement l’importance de connaître le contexte culturel dans lequel le conte est raconté.  Cela permet notamment de ne pas « dire le passé » ou de tomber dans le folklorisme.
  • Pistes typologiques : …Liées à la classification internationale Aarne-Thompson dont j’ai enfin mieux compris le fonctionnement et surtout l’utilité pour les conteurs : Faire gagner du temps lors de la recherche de multiples versions d’une même histoire.  Ainsi, j’ai découvert que plusieurs de mes Contes d’au-delàs et de Là-haut sont des 470 (Amis dans la vie et la mort), 470B (Le pays où l’on ne meurt pas) et 471 (Le voyage dans l’autre monde).  L’idée n’est pas de connaître ces numéros pas cœur ni de s’enfarger dans les chiffres, mais c’est vrai que devant ces catalogues on comprend mieux l’importance de toujours avoir consulté plusieurs variantes de nos contes avant de composer la sienne (dixit ma fée-marraine).
  • Pistes pour une lecture symbolique (notamment des contes merveilleux): Pour entrer dans un conte, Aubaret nous suggère de partir de versions collectées plutôt que de versions d’auteur (la « matière populaire brute »), nous recommande d’en faire une lecture attentive mot à mot, puis il nous invite à faire la cartographie des lieux, à en évaluer la temporalité (le passage du temps dans le conte, de quelques heures à quelques années), puis de bâtir des listes de personnages, d’animaux, de chiffres, de couleurs, d’objets, d’absents (Qui n’est pas là dans l’histoire? Un père? Une mère? C’est souvent très révélateur), etc.  L’idée étant que les symboles d’un conte s’influencent les uns les autres et ne peuvent être pris individuellement.

C’est que pour Aubaret, les symboles des contes sont autant de
« résonnateurs » qui « mettent en travail » si l’on est prêt et parfois à notre insu.  Ainsi, il a évoqué les motifs, ces super-symboles qui rendent mal à l’aise et qui frappent l’imagination (ex : la charité romaine, une femme qui, ayant accouchée, va nourrir au sein son père en prison pour lui éviter la mort).

Il ne s’agit pas ici de chercher à donner un sens définitif au conte, mais plutôt d’« ouvrir le plus grand nombre de questions possibles », de prendre conscience de la multiplicité des sens qui se cachent dans l’œuvre et qui peuvent toucher le public de différentes façons. « Ne pas se laisser berner par l’anecdote, mais chercher ce qui est sous-jacent. » Il nous rappelle avec justesse que ce travail est aussi utile pour la création de nouveaux contes que pour l’approfondissement de contes traditionnels.  Pour Catherine Zarcate, avec qui Aubaret collabore, conter c’est « faire écrin aux symboles ».

J’avais déjà abordé une partie de ces notions (sans nécessairement les avoir approfondies), mais j’ai pu revérifier pendant cette fin de semaine l’importance de se les faire dire et redire par différentes personnes qui emploieront des mots différents pour parler des mêmes concepts fondamentaux, chacune avec sa vision propre de ces derniers.

Par exemple, tout le discours de Marc Aubaret est, me semble-t-il, coloré par sa conviction de l’importance du rapport personnel des individus (conteurs ou auditeurs) face aux contes. Ces derniers seraient pour chacun des « miroirs de sa propre évolution ».  Par exemple, la maîtrise d’un nouveau conte se déroulerait en trois étapes : D’abord un temps d’acquisition, puis une période d’intégration et enfin, au moment propice, ce qu’il appelle le « jaillissement » où le conteur « témoigne de ce qui l’a traversé ».

Si les pistes de lectures discutées plus haut seront utiles lors de l’acquisition, c’est le « temps passé avec l’histoire », le temps de rêver son conte, de travailler sur les images , qui en permet l’intégration ou d’« en acquérir l’épaisseur ». En effet, pour Aubaret le conte est « art des images » plus que des mots. C’est ensuite que viennent les mots pour décrire les images dont s’est nourri le conteur : Le moins de mots possible, des mots qui évoquent directement les images, les mots du « sensitif » comme dirait Michel Hindenoch (avec qui Aubaret collabore aussi).

Outre ces outils d’analyse, je repars sur mon chemin de conte avec plusieurs idées qui alimenteront ma pratique : Celle de tenir un « carnet de trames » des contes que je lis, juste pour développer le sens de la structure et comparer des versions, celle de passer du temps dans un café, juste à regarder les gens et à noter mes impressions.  L’idée aussi d’avoir toujours un conte « en chantier », juste pour s’en nourrir et le laisser « nous travailler », quitte à ne jamais le conter.

Cette formation m’a aussi rappelé qu’avant de poursuivre mes études en communications à l’Université de Sherbrooke et à Concordia, je voulais devenir… ethnologue.

Mémoire vive

Hommage très bref à Christiane Campagna, blogueuse derrière les très utiles Chroniques Trad (pour tout savoir ce qui se trame dans ce milieu).  Elle vient d’entreprendre sur son site une nouvelle série intitulée « Tradition-Net »: « des billets à caractère techno pour les amateurs, artisans et producteurs d’arts traditionnels. »  « Parce que l’amour des traditions et la maîtrise des nouveaux médias sont compatibles… », explique-t-elle.  Ayant souvent constaté que les conteurs étaient aussi loin d’être tous confortables avec la technologie, je dois saluer son initiative.  J’ai beau me servir souvent de la techno, je ne suis pas sûr que je serais capable de la vulgariser aussi bien.  Or, je suis convaincu de l’apport d’Internet et des nouveaux médias au travail de collecte, de recherche et de diffusion du conte.  Dans ce premier segment, elle s’attaque à la démystification des flux RSS.  Il ne me reste qu’à espérer qu’un jour tous les sites de contes que je suis permettront la « syndication »…

Des livres de contes d’alentours entre liberté et respect


Je viens de compléter la lecture de Lieux de légendes et de mystère du Québec de Henri Dorion, avec photographies de Pierre Lahoud (Éditions de l’homme, 2009), et de L’amérique en contes et légendes de Michel Savage et Germaine Adolphe (Modus Vivendi, 2009).  N’ayant pas reçu ces bouquins à Noël dernier, je me suis finalement décidé à les emprunter en bibliothèque…

Dans les deux cas, il s’agit de très beaux livres, magnifiquement illustrés. Par les photos de Lahoud et les aquarelles d’Anik Dorion-Coupal dans un cas et par celles de Marc Mongeau dans l’autre.  Des ouvrages de référence sans aucun doute.  Les 33 sites présentés dans Lieux… et les 62 histoires racontées dans L’amérique… sont des « must know » pour tous les conteurs québécois (et d’ailleurs), me semble-t-il. Ça fait partie d’une « culture générale » de l’imaginaire de nos alentours et c’est bien utile de les trouver ainsi rassemblés…

Que l’on s’intéresse à la façon dont le fantastique a affecté la toponymie dans les différentes régions du Québec ou que l’on veuille se réconcilier avec le légendaire américain généralement pas mal moins connu que celui d’Europe (chez les francophones), il s’agit là d’ouvrages importants dans une bibliographie sur le conte.

Dorion évoque l’origine du Cap-chat, des Méchins, de la Forêt enchantée de Ville-Marie, de Memphré le monstre du « loch Magog », etc.  Savage et Adolphe s’attaquent quant à eux au jackalope, à John Henry, Paul Bunyan et même aux mythes de Roswell ou d’Elvis.  Ce sont donc des livres fort complets quant aux univers qu’ils abordent, suffisamment denses pour rassasier les passionnés, mais assez légers pour constituer de bonnes introductions.  Lieux… se démarque sur le plan de la forme, alors qu’il est présenté comme un guide touristique et qu’il inclut des explications géographiques, ainsi que la manière d’aller visiter soi-même les lieux légendaires.  Les sites sont d’ailleurs réunis en onze groupes de trois, par unités thématiques (revenants, végétaux, paysages, etc.).  Par comparaison, les contes de L’amérique… ne semblent pas avoir été organisés dans un ordre précis, alors que l’on saute dans le temps, l’espace et les cultures autochtones, francos, anglos, états-uniennes, espagnoles (quoi que les récits canadiens sont en début d’ouvrage).  Ce désordre est sans doute plus intéressant qu’une structure trop cartésienne, remarquez.

Me reste une réserve générale qui touche les deux livres:  Alors que l’on explique de manière toute scientifique les légendes entourant chacun des sites de Lieux… et que L’amérique… nous « convie à un voyage dans le temps » se voulant « un livre d’histoire et de géographie qui a pour but de faire rire, pleurer ou peur », n’aura-t-il pas tout de même été possible de traiter avec respect la matière première folklorique qui a permis de mettre au monde ces ouvrages?

Je n’ai rien contre le fait de prendre des libertés avec le matériau légendaire pour adapter ou moderniser le conte, mais il me semble important de trouver une façon d’indiquer où se situe la dimension patrimoniale et où l’on tricote de la nouvelle légende avec sa propre créativité.  Il ne s’agit pas de multiplier les notes de bas de page ou de fournir les codes Aarne-Thompson des contes-types employés.  Mais, tout en conservant le caractère populaire et non-scientifique d’un tel livre, il y a moyen d’être un peu précis et de montrer le travail de recherche derrière les niveaux de fiction.

Des exemples? Dorion présente le rocher du pin solitaire, une légende sherbrookoise que je creuse pas mal ces temps-ci.  Il évoque le fait que le pin serait tombé et aurait repoussé à plus d’une reprise.  De toutes les sources que j’ai consultées, il est le seul à avancer cela.  J’aurais bien aimé savoir d’où il tient cette information…  S’il s’agit d’une liberté qu’il a prise (après tout, le pin est symbole de vitalité), comment ensuite ne pas me demander s’il n’a pas fait la même chose avec toutes les autres légendes des sites évoqués dans le livre? Quant à Savage et Adolphe, c’est au niveau des ruptures de ton que l’on sent la coupure entre folklore et « dentelle » contemporaine:  Par exemple, dans la tragique et terrifiante histoire de la Llorona infanticide, on mentionne un personnage secondaire du nom de… Jos Bine!  Il n’y avait vraiment pas moyen de l’appeler John ou Pedro? D’autres tentatives de « faire léger » parsèment les deux ouvrages et ratent également leur cible.

Ces livres restent des sommes importantes d’information. Ils contribuent à donner de la visibilité à des contes et légendes méconnus de chez nous, et ce, à l’intention d’un public de plus en plus large.  Ils sont bien présentés, faciles et agréables à consulter.  Je me dois d’en féliciter les auteurs.

Malheureusement, je ne peux me détacher de l’impression que, sous prétexte qu’il s’agisse de patrimoine d’origine orale et d’oeuvres imaginaires, on se sente autorisé à les manipuler sans un certain souci de rigueur.  Il me semble que la solidité que ces livres gagnerait n’enlèverait rien au plaisir ludique de leur découverte.  Ces histoires si belles peuvent enchanter notre quotidien. On leur doit bien ça, non?

Répondre au courrier 5: l’ancien n’aliène pas l’humble (création vs. tradition)

  • Le 22 février dernier, toujours dans son commentaire en réaction à un billet sur ma difficulté à définir le milieu du conte, Nicolas Rochette abordait aussi le rapport entre conte de création et conte de tradition. Je le cite:

« Parce que nous faisons de la création. Sus aux visions muséales du conte où le conteur est réduit à un colporteur de patrimoine et l’auditeur à un spectateur passif et aliéné dans un récit dont il est captivé…

[…]

Je ne crois pas aux histoires de Ti-Jean… comme tout le monde. Mais je crois encore moins que les histoires de Ti-Jean m’en apprennent sur le monde. Il me sort du monde. C’est ok, mais quand, dans ma discipline, il n’y a que ça comme proposition, j’ai peur. Peur que le conte devienne un moyen d’évasion qui ne confronte rien ni personne et, encore moins, lui-même. »

En tant que passionné du conte traditionnel (qui fait un ti-peu de création de son bord, quand même), je dois m’objecter avec véhémence!

Dans Mythologie du monde celte (Marabout, 2009) que je suis en train de lire (brillant! Notamment sur la conception de l’au-delà qu’avaient ces peuples…), Claude Strerckx évoque l’utilité de revenir sur les textes anciens pour comprendre le monde tel que le voyait nos ancêtres.  J’ai bien envie de m’approprier son explication, tant je crois qu’il y a dans le patrimoine mondial une richesse insoupçonnée à re-connaître et à conter:

« Au premier degré, les mythes qui constituent la matière de ce livre proposent de belles histoires… […]

Au second degré, ces légendes s’avèrent aussi porteuses sens et même d’un sens très profond. Elles n’étaient pas que des contes. À l’origine, elle racontaient une histoire sacrée conduite par des dieux et des déesses tenus pour aussi réels et aussi vénérables que celui auquel croient aujourd’hui ceux qui ont la foi.

Aussi bien que les grandes religions actuelles, elles se targuaient de révéler le sens de la vie et même davantage car, si de nos jours les religions se réservent le « pour quoi » mais acceptent de laisser à la science objective le « comment » du fonctionnement du monde, les temps archaïques ne distinguaient pas les deux questions et répondaient à la première par la seconde…

[…]

C’est dès lors une quête des plus passionnantes que d’essayer de retrouver et de comprendre cette logique archaïque. D’abord comme jeu de l’esprit, mais aussi parce que cette recherche éclaire des facettes oubliées du génie humain, nourrit sainement la modestie – nos temps éclairés ne sont pas plus intelligents, seulement mieux informés sur le plan des sciences objectives – et parfois aussi permet de mieux comprendre certains gestes, préjugés, coutumes ou tournures d’esprit encore très intégrées dans nos personnalités sans que nous ayons gardé le souvenir de leur raison d’être ni de leur sens premier. » [p.11-12]

Je crois profondément que les contes nous ont fait.  Ils constituent le terreau de notre culture.  Les revisiter, les redire aujourd’hui, avec notre sensibilité contemporaine – impossible de faire autrement – nous permet de nous rebrancher sur là d’où nous venons, ce qui m’apparaît essentiel pour choisir ensemble là où nous allons.  Et, oui, ça peut redonner un peu de modestie, sinon d’humilité, que de réaliser que nous ne sommes pas les premiers à avoir rêver nos angoisses et nos espoirs.

Je suis évidemment d’accord avec Nicolas que les contes peuvent et devraient souvent être davantage qu’évasion et divertissement.  Mais je ne peux croire que les contes créés aujourd’hui soient nécessairement plus signifiants et pertinents pour nos contemporains que ceux d’hier.  En fait, les contes qui ont survécu, traversés les siècles et même les millénaires, ne sont-ils pas parvenus jusqu’à nous précisément parce que, à chaque époque où ils ont été contés, ils ont touché des gens suffisamment pour que ces derniers aient envie de les transmettre à nouveau et de les perpétuer?  Est-ce que cette persistance dans le temps n’est pas garante de quelque chose de plus profond?

Moi, j’ai bien envie d’écouter ce qui est arrivé à Ti-Jean. Je suis persuadé qu’il a deux ou trois choses à m’apprendre sur le monde qui m’entoure, mes semblables et moi-même.  Et je crois que cela me permettra de me sentir al-lié – en relation avec d’autres humains – plutôt qu’aliéné (littéralement « rendu autre », « vendu » à d’autres humains)... À condition qu’on me respecte assez comme spectateur pour me le raconter avec l’intelligence et la sagesse que ces contes véhiculent toujours.  Cela demande évidemment un travail d’approfondissement, une curiosité face à la matière même avant qu’on se l’approprie pour la livrer.

Cela écrit, j’ai aussi envie qu’on me raconte les dépanneurs, les plages de pays impossibles ou les quêteux qui traînent sur Mont-Royal…

Chansons du fond de l’enfance

J’ai (re?)commencé à chanter « Au chant de l’alouette » à mes enfants depuis que je l’ai réentendue d’un chansonnier à la St-Jean (Jérôme Fortin, du groupe Galarno, mais que je connaissais des Musique à bouches). C’est archi-connu, mais je l’avais complètement oubliée.

Il m’apparaît important de chanter ces chansons à nos enfants. Quand ils les chanteront à leur tour, ces pièces n’auront pas la même résonance émotive que les autres…

Avec « Aux marches du palais » (redécouvert grâce à Nicolas Pellerin et ses Grands hurleurs) et « Fendez le bois, chauffez le four », c’est le tout petit héritage de chansons qui me vient de ma prime-jeunesse (je ne sais même plus d’où). J’aime bien les autres chants trad que j’ai appris à l’âge adulte, mais ceux-là me touchent « ailleurs » quand je les chante

Ton histoire est une épopée…(stage avec Martine Tollet)

Quelques notes sur mon stage sur les Grands récits et les épopées avec la conteuse Martine Tollet, offert les 9-10-11 avril derniers et organisé par les Productions Littorale, avec le soutien du Conseil de la culture de l’Estrie et du Conseil des arts du Canada.

D’entrée de jeu, il faut bien le dire, la dame m’impressionnait beaucoup avant même de l’avoir rencontrée… J’ai encore à me pincer pour réaliser que j’ai la chance d’avoir été formé par quelqu’un qui travaille régulièrement avec Bruno de La Salle, peut-être le dernier des bardes.  Martine Tollet conte depuis vingt ans et a abordé des oeuvres comme Le chevalier à la Peau de tigre (épopée géorgienne), Inanna et Dumuzzi (récit mythologique sumérien) ou Le merveilleux voyage de Nils Holgersson (à partir du roman de Selma Lagerlöf) que nous avons eu la chance d’entendre le samedi soir.

J’avoue avoir été quelque peu inquiété par les dix premières minutes de la formation, alors que j’ai eu l’impression que nous allions rester assis pendant trois jours à écouter discourir une spécialiste européenne très savante.  Rapidement, elle éclata d’un grand rire et nous mis au travail, expliquant qu’on n’allait pas faire la théorie de l’épopée…

Toute la fin de semaine, elle démontra une grande sensibilité, une culture très large, une impressionnante humilité sur fond d’ouverture et de générosité.  Cela se sent, cette femme aime profondément le conte et a bien aimé les conteurs québécois, je crois.  Il faut dire que nous formions un groupe de stagiaires très forts, tant chez les nouveaux venus que chez les conteurs un peu plus expérimentés.  Toutes ses connaissances qu’elle partageait sans compter étaient autant de cadeaux de Noël pour qui savait les apprécier, qu’il s’agisse de la bibliographie des ouvrages recommandés par le CLiO (Conservatoire contemporain de littérature orale), de la consultation de sa copie du catalogue Delarue-Ténèze sur Le conte populaire français (pratiquement introuvable) ou des exercices de réchauffement spécifiquement développés à l’intention des conteurs.

Évidemment, dans nos sociétés contemporaines, il y a désormais peu de moments ou d’espaces pour raconter de tels récits imaginaires qui se déroulent parfois sur plusieurs heures et qui sont souvent à la base de la culture même de différents peuples.  Mais la sauvegarde de ce patrimoine mondial et la beauté de ces textes essentiels s’étaient imposés à moi lorsque j’ai eu la chance d’entendre Jihad Darwiche raconter Mamé Alan (épopée kurde) ou Michel Hindenoch raconter Astérios, la légende du Minotaure.  Personnellement, j’y allais pour trouver des clés afin de travailler l’histoire du voyage de Cormac Mac Art au royaume de Féérie (Echtrae Cormaic).  J’ai en effet rapidement été confronté au fait que ce héros apparaît dans de nombreuses histoires celtes et que le conte est chargé d’un important contenu symbolique qui me dépasse.  Comment alors raconter cette histoire qui m’habite sans la trahir?

Pour Martine Tollet, il s’agit souvent de récits qui « brûlent » et dont on doit s’approcher avec précaution.  On est porté à les regarder avec une certaine distance puisqu’ils ne sont pas des récits de l’intime, mais des trésors de l’humanité.  Dans le cas de mythes comme Inanna, on peut même parler de textes rituels qu’il faut « célébrer ».  Elle expliquait qu’il y a tout un travail physique à faire pour supporter un tel « voltage », la vibration de l’oeuvre.  Il faut « se donner à ça », « lâcher le mental ».  Si les épopées sont souvent versifiées, c’est que le rythme (« quelque chose qui chante à l’intérieur ») permet de créer une transe Alpha – un endormissement…  Je n’ai pas pu m’empêcher d’y voir un lien avec le travail de François Épiard pour qui les histoires servent à apaiser l’esprit qui cherche réponses aux questions insolubles de l’univers.

Pour Martine, 70 % du message de ces récits passe « hors du rationnel du texte », par l’énergie, la « foi » [je n’ai pas vérifié avec elle, mais je ne crois pas qu’elle entendait ce mot dans son sens religieux] que l’on déploie en les livrant.  Elle nous encourageait à « montrer plutôt qu’expliquer » et à laisser de côté les adjectifs abstraits (ex: le mot « irréel ») afin de raconter « comme si le public était dans une caverne et que le conteur est le seul qui voit à l’extérieur par une fente dans la pierre.  Lui seul peut décrire aux autres ce qu’il voit ».

C’est en ce sens qu’elle nous a parlé d’un exercice intriguant (et exigeant) sur les mémoires sensitives.  L’idée est de s’entraîner quotidiennement (pendant une quarantaine de jours) à faire remonter à la surface des souvenirs olfactifs, gustatifs, tactiles, auditifs et visuels agréables afin d’y avoir plus facilement accès lors de descriptions.  Une dizaine de minutes par jour…  Une seule mémoire par sens.  Et si on manque une journée, on recommence au début!

Elle croit que ces récits sont des « cartes pour une géographie intérieure ». Nous nous sommes d’ailleurs exercé à cartographier « Peau-d’Ours » des Frères Grimm.  Pour elle, les contes merveilleux sont des formes courtes qui permettent de se familiariser avec le vocabulaire symbolique qui est le même que celui des formes plus longues.  Compte tenu des travaux de Vivian Labrie sur la mémorisation des contes et à la suite d’un stage avec Alberto Garcia où j’ai appris à topographier l’espace de mes histoires, je n’ai pas de peine à la suivre dans ce raisonnement.

Le samedi nous a fait connaître Martine-la-scénariste (elle a scénarisé pour la télévision pendant une douzaine d’années), alors qu’elle nous enjoignait à bien comprendre la structure des récits en les décortiquant par verbes d’action.  Elle utilisait comme outil les douze étapes du « Voyage du héros » de Joseph Campbell, tandis que j’avais davantage étudié Vladimir Propp ou le schéma actanciel de Greimas à l’université.   Le dimanche matin nous révélait davantage Martine-l’adaptatrice, alors qu’elle expliqua son travail pour parvenir à faire des spectacles ramassés avec les histoires touffues de Nils Holgersson et d’Innana.

Avec Martine Tollet, j’ai saisi l’importance de revenir aux sources premières des récits.  Par exemple, elle insistait sur la nécessité de se familiariser avec plusieurs versions d’un conte merveilleux pour l’apprivoiser (et non « s’y attaquer » comme nous avions tendance à dire au début du stage…).  De même, elle s’est rendu en Géorgie et en Suède pour son travail sur certains textes.  Fouiller les fragments, effectuer ses recherches…

Ainsi, les deux versions sur lesquelles je me base pour Cormac Mac Art sont des réécritures datant respectivement de 1894 (Joseph Jacob) et de 1904 (Lady Augusta Gregory)… pour un roi ayant vraisemblablement vécu au 3e siècle et dont l’histoire mythique qui m’intéresse a été racontée dans des manuscrits datant du 12e siècle…  Pour toucher davantage à ce conte, j’ai maintenant envie de consulter ces manuscrits ou du moins d’en lire des transcriptions: le Book of Ballymote, le Yellow Book of Lecan, le Book of Fermoy, etc.

Le travail sur ces longs récits dure souvent plusieurs années et des périodes de découragement surviendront assurément.  Dans ces moments, Martine Tollet se demande « Et si je ne fais pas, qui va le faire? » et elle se retrousse les manches.  Je trouve cette détermination, ce courage-là admirable.  D’autant plus qu’il tient essentiellement à l’amour de belles histoires.

Déjeuner avec un mème (La légende du Cheval blanc)

Je vais essayer de faire ça simple parce que c’est pas évident…

Point de départ: Dans mon spectacle, y’a une figure qui revient dans la plupart des contes, soit celle du cheval blanc. (J’ai pas fait exprès, ou si peu.) C’est le passeur, celui qui permet aux vivants de traverser vers divers au-delàs.

« Dans le chamanisme asiatique, le cheval est le symbole du pouvoir magique et le guide des morts qui passent dans l’autre monde. »

« [Le symbolisme du cavalier] est lié au cheval, qui est presque toujours un animal mystérieux, jaillissant des ténèbres souterraines pour renouveler les énergies vitales du monde. »

Vecoli, Fabrizio, Le petit livre des symboles, Éditions FIRST, 2007, p. 40.

Mais ce personnage n’apparaît pas dans le dernier conte du spectacle…  Et je cherche depuis un certain temps comment l’y intégrer.

Le mercredi 17 février dernier, vers 5 h 45 du matin, je suis en train de faire un peu de recherche pour transcrire « Le ventre de l’enfant », conte qui justement clôt mon spectacle à venir et que j’appelle « L’homme à la fin du monde et l’enfant ».  Il s’agit d’un conte hindou que j’ai trouvé dans le  Cercle des menteurs de Jean-Claude Carrière.

De la façon dont moi je le raconte, c’est l’histoire du dernier homme sur terre qui marche dans un marécage.  Au moment où il va se laisser aller à mourir, épuisé, il rencontre un enfant blond et souriant.  L’enfant lui offre de se reposer… puis l’avale.  Dans le ventre de l’enfant, l’homme découvrira un monde (montagnes, prairie, ruisseau, village) et vivra toute une vie (mariage, deuils de proches, naissance, devenir grand-père).  En jouant avec son petit-fils dans ses vieux jours, il est avalé par ce dernier.  L’homme se retrouve dans un marécage, face à un petit garçon qui lui demande s’il s’est bien reposé.

En fouillant avec le véritable nom du héros (« Markandeya »; un bon mot-clé rare pour Google – mais que je n’emploie pas quand je conte), je parviens à retracer une version du « Livre de la forêt » du Mahabarata en français.  En cherchant dans le document PDF d’une quarantaine de pages, je retrouve le passage d’une vingtaine de lignes qui correspond à mon conte.

Par cette version du Mahabarata, j’apprends ce qui se passe après que j’aie terminé ma narration.  L’homme (Markandeya) découvre que l ‘enfant dont il est question dans le conte n’est nul autre qu’un des avatars du dieu Vishnu.  Ce dernier enseigne à l’homme qu’il est en Toute chose et que, lorsque Brahma se repose, il avale l’univers (donc Tout est en lui?) et en prend soin jusqu’à ce que Brahma se réveille.  Alors, il n’a qu’à restituer le Tout…

Je me mets à lire un peu sur la mythologie hindoue.  Je découvre que si, pour eux, le temps est cyclique (ce que je savais), il se divise en quatre grandes périodes appelés Yugas (ce que j’ignorais) qui durent chacune plusieurs milliers d’années.  Il s’agirait en quelque sorte de l’été (Satya ou Krita Yuga), du printemps (Treta Yuga), de l’automne (Dvapara Yuga) et de l’hiver (Kali Yuga) de la moralité.  Après les calamités de Kali Yuga, alors que l’humanité se vautre dans le péché, le monde s’éteint.  Mon conte se déroule après cette fin, mais avant que le cycle ne recommence.  Dans un No Man’s Age, en quelque sorte…

« Yudhisthira interroge Markandeya, lui qui reste seul vivant entre un âge et l’autre, sur la fin du monde. C’est Visnu qui crée les éléments d’où sortira le monde. Les quatre âges durent douze mille ans, ils forment un éon, mille éons un jour de Brahma. À la fin d’un éon, dans l’âge Kali, tout se dégrade. »
Puis, plus loin:
« Yudhisthira demande à Markandeya de décrire les signes du retour de l’âge d’or. Markandeya décrit comment le monde se dégrade âge après âge. Lorsque la fin d’un âge s’approche, c’est la décadence, la loi ne prévaut plus. Description de l’âge kali et des destructions de la fin d’un âge. Mais le monde renaît à partir des brâhmanes, et c’est de nouveau l’âge krta. La prochaine ère sera celle de Kalki. »

Je m’empresse d’aller lire sur Kalkî et ce que je trouve me laisse pantois.  Je passe les dix minutes suivantes devant mon ordinateur à dire tout haut: « Ben voyons donc… » « T’es pas sérieux… » « C’est pas possible… »

Kalki, c’est l’ultime avatar de Vishnu (le dixième ou le vingt-deuxième, selon les versions).  Celui-là – et lui seul – par qui l’âge d’or du Satya Yuga peut revenir.  La forme de Kalki, je vous le donne en mille: un cheval blanc (ou un cavalier sur un cheval blanc).

Donc, si l’enfant de la fin du monde de mon conte est en fait un avatar de Vishnu qui s’incarnera en cheval blanc Kalki pour que le monde renaisse…  C’est donc que le cheval blanc est dans mon conte depuis le début.

Bon, je suis croyant (en un Dieu pas très bien défini) et surtout je crois à la puissance évocatrice des contes.  Je crois certainement qu’ils portent des messages qui nous échappent.  Je crois que les contes – du moins plusieurs contes – sont sacrés.  Une fois cela établi, je reste très inconfortable avec ceux qui tentent de faire de la religion avec les contes.  C’est généralement de la récupération de symboles.  Comme le dit Guth Desprèz ces histoires sont sacrées… mais profanes (pro-fanum; hors du Temple).

En même temps, j’ai entendu trop d’histoires de conteuses et de conteurs mis face à des coïncidences de la sorte: Dan Yachinsky qui découvre que le lutin « inventé » par les animateurs d’un camp de vacances pour réconforter les enfants a d’étranges parentés avec un esprit amérindien du coin.  Fred Pellerin qui rencontre un parent d’Ésimésac Gélinas qui se dénude le bras pour lui montrer une marque ressemblant à la rivière Saint-Maurice… Marque que Pellerin avait imaginée sur le bras de son héros.  Ainsi de suite.  Lorsqu’on fabule le monde, il nous le rend bien.

Mais là, ma propension à choisir sans même m’en rendre compte des histoires avec des messagers célestes dedans, ça commence à ressembler sérieusement à un abonnement.  Je suis pas paranoïaque, mais est-ce que je devrais y voir un signe?  J’ai déjà dit à ma très religieuse mère que les contes, c’était ma spiritualité à moi.  Disons que c’est en train de prendre un nouveau sens…

Si on exclut ce caractère sacré, il faut bien admettre que le cheval blanc apparaît dans de nombreux mythes.  Pour moi, il est clair que je suis face à un mème, l’une de ces unités minimales qui composent l’ADN de la culture, selon Richard Dawkins.  Elles ont la capacité de muter et de se transformer pour se transmettre.  Au sens le plus strict, le motif du cheval blanc est viral.

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Il est 6 h 30 du matin.  Mes enfants se réveillent.  Je m’en vais m’habiller et préparer leur déjeuner.  Tout le long du repas, je suis particulièrement silencieux.   À travers les boîtes de céréales, y’a comme un cheval blanc qui me fixe entre les deux yeux.

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MAJ:  Pour écrire ce billet, je découvre ce document qu’il me faudra bien lire un jour…

MAJ2:  Asteur, j’ai tout le temps ça dans la tête…

Sur un cheval blanc je t’emmènerai
Défiant le soleil et l’immensité
Dans des marais inconnus des Dieux
Loin de la ville
Uniquement nous deux

(Claude Léveillée)

Soudain, ils entendirent conter…

Mon autre « re-coup de coeur » de lecture pendant le temps des fêtes, c’est Suddenly They Heard Footsteps – Storytelling for the Twenty-First Century de Dan Yashinsky (Vintage Canada, 2004). Il a été traduit par les éditions Planète Rebelle en 2007. Je le lisais pour la troisième fois, je crois.  Ici aussi, une lecture stimulante, mais définitivement réconfortante.

Dan Yashinsky est l’un des plus importants conteurs du Canada anglais. Fondateur du Toronto Festival of Storytelling, il conte depuis plus de trente ans.  C’est aussi un homme extrêmement simple et extraordinairement sympathique que j’ai eu la chance de rencontrer à quelques reprises.  Son intellect vif lors des échanges et son visible amour des gens sont contagieux.  Avec les conteurs anglophones des Township Tellers, il a été une de mes portes d’entrée vers le milieu du conte anglophone où la dynamique est plus axée sur le communautaire que sur le spectaculaire.

J’aime le livre de Dan parce que ça se lit comme une biographie.  C’est touchant et profondément humain, donc facile d’accès.  Mais, en même temps, c’est une biographie de conteur.  À travers tous les épisodes biographiques filtre de nombreuses leçons pour les conteurs novices qui veulent bien y porter attention:  Comment animer une soirée de contes?  Comment apprendre des conteurs d’expérience? Comment bien choisir les contes trouvés dans les livres? Quand et comment adapter un récit traditionnel?

Par ailleurs, c’est merveilleusement teinté de l’humour pince-sans-rire de l’auteur.  Ça donne des passages comme suit:

« Il y a deux savoir-faire extrêmement importants que les conteurs doivent maîtriser.  Le premier, c’est comment déplacer les meubles.  Le second, c’est comment apporter une tasse de thé à une vieille dame. »

J’ai peu entendu Dan Yashinsky conter, mais c’est certainement l’un des auteurs les plus généreux qu’il m’ait été donné de lire.  Qu’il parle avec émotion des derniers moments passés avec ses mentors en fin de vie ou d’avoir raconté à son fils qui reposait entre la vie et la mort dans une unité de soins néo-nataux, il partage sans pudeur l’amour, voire la nécessité, de l’art oral qui pour lui se tisse intimement avec la vie.

« Nos histoires et nos proverbes constituent un cadre à l’intérieur duquel les enfants comprennent quelle place ils occupent dans le monde.  À travers ses récits souvent répétés, une famille se rappelle son histoire, ses valeurs, son goût de l’autodérision, ses moments d’héroïsme et les victoires de sa survivance.  En grandissant, on entend tout le temps ces petites histoires et ces fragments de souvenir sans y prêter attention; plus tard, on les chérit. C’est grâce à eux que nous savons comment notre traversée de la vie a été perçue, rappelée et évaluée. […]  Nous sommes nés dans des maisons faites de briques et de bois.  Mais nous sommes nés aussi dans des maisons faites d’histoires, de souvenirs, de dictons et de citations.  Les histoires gardées vivantes dans les familles marquent la croisée des chemins du passé, du présent et de l’avenir. »

C’est pourquoi il encourage les conteurs à puiser dans ce fonds pour constituer leur répertoire.  Pour lui, tous savent « parler conte », une habileté culturelle acquise au fil des jeux de mots, comptines et calembours, mais il faut s’y reconnecter:

« À mesure que l’on construit son répertoire de contes, il est important de garder à l’esprit que l’on construit sur des fondations qui remontent à l’enfance.  Chaque histoire que l’on apprend ajoute une nouvelle qualité, une profondeur et une aisance à un second langage que l’on a commencé à maîtriser la première fois que l’on a joué à faire ‘coucou’. »

C’est ainsi que pour lui, les humains sont « storytropic », viscéralement interpelés par les contes…

« Les contes oraux veulent nous aider à nous souvenir que la vie sur notre verte planète est éclairée à la fois par la lumière du jour et par la lumière des contes.  C’est pourquoi même les plus sceptiques écoutent de bon coeur le conteur quand il commence.  Soumis au tropisme du conte, nous sommes attirés par le récit aussi naturellement que les tournesols s’ouvrent au soleil. »

En nous racontant sa première expérience de contage dans un camp d’été, alors qu’il a rencontré son premier « dragon », un enfant difficile qui ne cessait de l’interrompre, il nous rappelle un truisme fondamental de l’art du conte, mais que l’on oublie si souvent : « Celui qui écoute est le héros du conte. »

« …Chaque fois que je conte devant un public, j’essaie de me souvenir que le héros de mon histoire est peut-être assis là, juste en face de moi.  Il ou elle est celui ou celle de qui l’on dit qu’il apprend lentement, qu’il ou elle est bête, celui ou celle qui risque de devoir abandonner ses études.  Pour ceux ou celles-là, l’histoire est bien plus qu’une suite divertissante de mots.  Ils écoutent parce qu’ils veulent que l’histoire soit vraiment la leur, une histoire qui puisse même contenir leurs folles passions, leurs peurs, leurs inconduites insensées et leur chance de pouvoir changer. »

D’auditeur-héros en auditeur-héros, c’est le rêve de tous ces « fous d’orage » (storm fools) que sont les conteurs qu’enfin leurs histoires parviennent à « réparer le monde » [Je conserve cette dernière citation en anglais parce qu’elle m’apparaît plus puissante en version originale…]:

« People have a new desire to reconnect to their own voices, memories and stories.  We’ve come to realize that we can’t double-click on wisdom. You must spend time listening and what you must listen to are stories told by word of mouth. The human race has never found a better way to convey its cumulative wisdom, dreams and sense of community than through the art and activity of storytelling. […] …In an age where the story-fire is almost extinguished, when news replaces narrative, and broadcast voices replace the living tongue’s frequency; when screenglow replaces hearth-fire, and data replaces wisdom…  We must rediscover the very form of storytelling, and through that begin to find the stories that will mend the world. »

Moi, c’est le genre de citations qui me font du bien à l’âme.  Ça me confirme encore et encore mon choix de consacrer une partie de ma vie à cet art.

Est-ce que j’ai dit que c’était un livre essentiel? Mike Burns m’a déjà confié qu’avec Conter, un art? de Michel Hindenoch, ça lui apparaissait un des ouvrages les plus complets sur notre métier…

Qu’est-ce que vous attendez pour aller vous en chercher une copie?

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MÀJ (18/01/10): À bien y penser, c’est aussi un livre intéressant pour les non-conteurs.  Yashinsky y parle du désir de conter, comme un besoin, voire une urgence.  Utile pour les gens qui se demandent qu’est-ce qui pousse ces fous et ces folles à apprendre des histoires par coeur et à aller les raconter à leurs semblables…

Passage à l’A.C.T.E. (parler du conte)

Le 9 décembre dernier, référé par Productions Littorale, j’ai été reçu dans un atelier de conte offert à l’Association des accidentés Cérébro-vasculaires et Traumatisés crâniens de l’Estrie (A.C.T.E.).  L’objectif de leur animatrice, « reçevoir un conteur » qui leur « parle du conte ».  Durée: 1 h.  Première « conférence contée » pour moi ou du moins première expérience à témoigner de ma passion.

Bon, je leur dis quoi?  Par où commencer?  Et quoi raconter?  J’ai eu diverses idées, consulté ma fée-marraine qui m’a suggéré de « liquider les mythes » d’emblée (le conte n’est pas que pour les enfants, le conte n’est pas que de l’humour, etc.)  pour pouvoir ensuite parler de ce qui nous passionne.

J’ai fini par choisir d’aborder ce vaste domaine par les questions journalistiques classiques: Qui? Quand? Quoi? Où? Comment? Pour qui? Pourquoi? Je parlerais de l’art tel que je le connais, mais pour chacune des questions, je ferais un parallèle avec ma démarche personnelle.  J’en profiterais pour déboulonner un ou deux mythes en passant…

[Par la suite, je me suis aperçu que c’est un peu ce que fait Dan Yashinsky dans le premier chapitre de son excellent livre Suddenly, They Heard Footsteps (2004) alors qu’il imagine rencontrer son lecteur dans l’avion et le genre de questions que supposerait une conversation avec lui…  Le livre a été traduit chez Planète Rebelle en 2007.  Je le relis souvent et ne peux que le recommander.]

  • Qui? Selon une étude du RCQ (2004), il y aurait plus de 300 personnes au Québec de tous niveaux, de l’amateur au professionnel, qui se disent « conteurs » ou « conteuses ».  Ils sont hommes, femmes, jeunes, vieux, proviennent du théâtre, de la littérature, de l’ethnologie, de l’animation, moins des bibliothèques contrairement à la France.  Mais il y a de tout, du professionnel au manuel…  Je me suis présenté et j’ai rappelé que, non, il n’y avait pas que Fred Pellerin qui contait.
  • Quand? On conte depuis toujours.  Il y a bien dû avoir quelqu’un qui a fait des récits de chasse sous les dessins des grottes de Lascaux…  Seulement, une coupure apparaît au cours du vingtième siècle avec l’électrification, puis la radio, la télévision et maintenant Internet.  Le conte effectue un retour en Europe dans les années 70 avec les mouvements de retour à la terre et aux régions.  Au Québec, il faut attendre le début des années 90 pour vraiment observé une telle résurgence, bien que Jocelyn Bérubé, Alain Lamontagne, Michel Faubert et d’autres portaient le flambeau auparavant.  Non, le conte n’est pas que du folklore (voir point suivant) et je conte depuis 2003.
  • Quoi? Qu’est-ce qu’on conte? Les répertoires sont extrêmement variés, allant justement du traditionnel merveilleux au conte urbain trash, en passant par les contes drôles, dramatiques, philosophiques (contes de sagesse) ou plus militants, des récits de vie, les légendes, les mythes, les contes amérindiens ou de différentes cultures.  Donc, non, le conte n’est pas destiné qu’à faire rire, mais on rit souvent.  Je raconte quelques histoires que j’ai écrites, mais surtout des contes traditionnels de tous les pays.  J’ai une filiation par alliance avec les contes franco-ontariens (mon épouse est originaire de Sudbury).  Et, c’est pas de ma faute, j’ai une prédilection pour les contes où il est question de la vie après la mort.
  • Où? On conte partout: Pour la plupart des pays industrialisés, on conte dans les garderies, les écoles, mais aussi les foyers pour personnes âgées, les prisons, en famille, dans des appartements, dans les fêtes populaires, les musées, mais beaucoup dans les bars et les cafés.  Le conte contemporain est sensiblement urbain.  Non, les spectacles de conte n’ont pas lieu seulement ou tellement sur scène.  J’ai conté surtout en Estrie, quelques fois à Montréal (dont aux Dimanches du conte du défunt bar Le Sergent recruteur), deux fois à Québec, une à Rimouski, dans des restaurants, des bars, et même en plein air.
  • Comment? La question est déjà plus complexe, donc difficile de parvenir à une réponse simple.  Je dirais d’abord qu’on conte par coeur – Luidgi Rignanese dirait « par corps ».  On n’apprend pas un texte, mais on mémorise un canevas, des images.  Le plus souvent, on conte simplement, assis ou debout.  Selon sa tradition, on conte parfois avec accessoires ou costumes.  Surtout, il n’y a pas de « quatrième mur »: On s’adresse directement à l’auditoire, sans faire comme s’il n’était pas là.  C’est pour cela qu’on dit souvent que le conte est « art de la relation ».  Donc, non, pour nous « jouer un texte » ou lire une histoire à un public (dans une bibliothèque, par exemple), ce n’est pas vraiment « conter ».  Pour ma part, j’ai des rituels.  J’ai une formulette d’entrée (j’en cherche une de clôture).  Je m’habille tout en noir, essentiellement pour ne pas distraire les gens de ce que je raconte, mais ça correspond aussi à un certain dépouillement qui colle à mon répertoire.  J’ai besoin de m’isoler avant de conter (pour repasser mes histoires ou juste en humer le « parfum » (dixit Michel Hindenoch), me retrouver, etc.).
  • Pour qui? Je dis souvent que, théoriquement, dans un tel foisonnement de styles, tout le monde devrait y « trouver son conte ».  Et on conte effectivement pour tous les publics.  J’imagine que quelqu’un qui serait complètement fermé à tout ce qui est imaginaire risque de s’ennuyer un peu.  Encore qu’il y a des conteurs qui font du récit de vie ou de guerre, des histoires poignantes, complètement ancrées dans la réalité des choses.  Alors, non, on ne conte pas que pour les enfants.  D’ailleurs, je conte surtout et plus facilement aux adultes.
  • Pourquoi? Euh… C’est LA question.  Mon ami Éric Gauthier prétend qu’il conte à chaque pleine lune parce qu’il a été mordu par un autre conteur pendant une bataille dans un bar. (J’aime bien utilisé cette citation – en l’attribuant à Éric, bien sûr). Il y a probablement autant de motivations qu’il y a de conteurs.  Plusieurs disent ne pas pouvoir faire autrement.  Simplement, ils sont amoureux des contes et des gens, veulent donc partager leur passion.  Dans le milieu du conte, on dit que ce sont les contes qui nous choisissent.  Certains enseignent, rapprochent, apaisent, guérissent.  J’ai déjà tenté de répondre à cette question ici.  J’y résumais différentes motivations de conter: reconnaissance, appartenance, accessibilité, patrimoine, mobilisation.  De mon côté, je conte pour « donner du sens ».

Évidemment, j’avais trop de matériel et j’ai manqué de temps.  En fait, je ne me suis rendu qu’au « Où? », mais je pense avoir parlé des autres points à travers ma présentation.

J’aurais voulu faire un conte pour chaque question et j’en avais préparé quelques uns:  « Nasr Eddine qui se chauffe à la lune », « Le dernier voeu du vieux Veilleux », « Le rite du Baal Shem Tov », « Le dernier homme sur terre et l’enfant »….

J’ai fini par faire un conte drôlatique en intro, ce que j’appelle « L’oncle conteur » : un bêta sans le sou veut épouser la fille du roi et sa mère, inquiète des suites de l’audience royale, envoie son frère conteur pour accompagné le jeune.  À chaque question posée par le roi, l’oncle « embellit » les réponses plutôt ordinaires de son neveu.  À la question, « Mais pourquoi te grattes-tu? » Le neveu répond simplement qu’il a un bouton qui le pique.  L’oncle, fidèle au penchant irrépressible des conteurs pour l’exaggération, ne peut s’empêcher d’en ajouter…

J’ai fait écouter « Marie-Tatou », conte du Déparnneur de mon ami Marc-André Caron.  D’abord parce qu’il est court (j’avais peu de temps) et que je connais par coeur les contes de Marc-André.  Je savais aussi que peu de gens l’aurait entendu.  Surtout, il me semble un parfait exemple de structure de conte facile à reconnaître dans une création contemporaine.

Finalement, j’ai raconté « Tea with the Devil » pour conclure.  Un de mes plus vieux contes, c’est un classique qui marche toujours bien.  Un anglais invoque involontairement le Diable alors qu’il cherche la pierre philosophale.  Le Diable lui offre la pierre en échange de son âme.  Il doit fixer une tâche au Malin, mais celui-ci sait tout et peut se rendre partout.   Par ruse, l’anglais réussira à obtenir le beurre et l’argent du beurre…

Y’a-t-il des choses que j’aie oubliées?  Des mythes encore à liquider?  Vous, comment parlez-vous du conte à ceux qui ne le connaissent pas?  Comment puis-je améliorer cette entrée en matière?

Passer à l’A.C.T.E m’a fait réaliser que l’enseignement me manque (j’ai dû choisir l’an dernier entre enseigner et conter).  Mais parler du conte va pour moi au-delà d’enseigner : C’est partager quelque chose que je trouve fondamental.  Merci aux gens de l’A.C.T.E.  J’espère bien qu’il y aura d’autres occasions similaires.

Donner son opinion sur le milieu à partir de la périphérie

Pour une chronique dans un magazine littéraire, on me demande « Comment se porte le conte au Québec?  Qu’est-ce qui explique cet état de fait? »  Euh…  C’est à moi que vous demandez ça?

J’ai évidemment ma petite idée personnelle là-dessus, mais je ne suis pas organisateur, ni membre du C.A. du Regroupement du conte au Québec (RCQ) ou du Conseil québécois du patrimoine vivant (CQPV).  Je ne gagne pas ma vie en contant ni ne vend des livres de contes…  Ce que j’essaie de dire, c’est que ma perspective est forcément très partielle, régionale, provenant d’un conteur du dimanche qui observe le milieu par sa très petite lorgnette.

Et puis d’abord, c’est qui le milieu? Les conteurs professionnels?  Les conteurs d’expérience?  Le bouillonnement des conteurs émergents?  Les membres en règle du RCQ?  Les organisateurs de festivals ou de soirées régulières?  Comment savoir où je me situe par rapport à quelque chose d’aussi mouvant?  Pour savoir si on est dans la marge, faudrait encore trouver le centre.  Tenez, ça fait penser à l’histoire de l’enfant qui lance ses flèches puis dessine les cibles autour et ainsi semble viser juste à tout coup…

En tous les cas, ça a donné le paragraphe suivant, farcis de plusieurs lieux communs.  Je vous invite évidemment à commenter, critiquer, préciser, corriger, etc.  D’ailleurs, auriez-vous fait mieux?  Qu’auriez-vous répondu à cette épineuse question?   Partagez, on en sera tous plus savants.

« Je dirais qu’il existe un dynamisme certain dans le milieu (multiplication des festivals, des soirées de contes, des cercles de conteurs), mais qu’il est miné par une extrême fragilité. Comme c’est le cas pour d’autres formes d’art, le public ne connait que certains aspects du conte et continue souvent de croire qu’il s’agit d’histoires qui ne servent qu’à faire rire les bûcherons ou à distraire les enfants.  Pourtant, comme chaque conteur ou conteuse porte sa parole de manière souvent très personnelle, il en résulte un foisonnement de styles (contes urbains, contes de création, contes militants, contes philosophiques, etc.).  À la limite, chacun est certain d’y trouver son compte (conte?). La tragédie est de voir que des conteurs qui bourlinguent depuis vingt-trente ans (Jocelyn Bérubé, Alain Lamontagne, Michel Faubert) ne sont que très peu reconnus pour leur apport artistique pourtant considérable.  Il me semble que les médias ont un rôle important à jouer dans la présentation d’un portrait plus juste de cet art complètement en phase avec notre époque où l’on s’interroge sur la mémoire, la transmission des connaissances, les relations interculturelles, intergénérationnelles, etc. »