La nostalgie des jeux de donjons

Cet été, j’ai lu Fantasy Freaks and Gaming Geeks: An Epic Quest for Reality Among Role Players, Online Gamers, and Other Dwellers of Imaginary Realms de Ethan Gilsdorf. Mi-parcours personnel, mi-enquête journalistique, j’ai failli ne pas acheté le bouquin parce que je me disais que j’aurais pu l’écrire moi-même…  En effet, de douze à trente-trois ans, j’ai été un adepte – solide – de jeux de rôles de table (ou « avec papier, crayons et dés », ce qui les distinguent de leurs cousins informatisés).  Comme toujours, jouer ne me suffisait pas: il me fallait comprendre comment ça marchait, pourquoi on jouait. Mon mémoire de maîtrise a donc porté sur la question…

Quand j’ai réalisé que le père de Gilsdorf avait été mon patron à Concordia (il était responsable du Département de communications où j’ai fait ma maîtrise et donné ma première charge de cours) et surtout quand j’ai lu que la mère de cet auteur avait été « transformée » par un anévrisme, au point qu’il avait l’impression qu’elle était devenue quelqu’un d’autre…  J’ai trouvé que l’accumulation de coïncidences et de liens avec ma propre vie commençait à être troublante…  J’ai donc passé à la caisse et payé.

Finalement, le livre s’est avéré un excellent achat. Gilsdorf est touchant alors qu’il se présente comme un geek qui s’assume mal (ou que sa blonde assume mal, c’est selon) qui part en quête de son identité profonde à travers la visite de sous-cultures et fandoms connus et… moins connus (j’avoue que le wizard rock m’a laissé pour le moins troublé). Bien que l’image des geeks ait beaucoup changée dans les médias (la seule lecture de l’entrée Wikipédia sur le terme vaut la peine!), il est vrai qu’il me reste une certaine pudeur à parler de mon hobby d’adolescence, du temps, de l’énergie ou de l’argent que j’y ai consacré.  Je me souviens d’une autre étudiante à Concordia qui se scandalisait de tout ce talent et cette intelligence mis au service de « problèmes qui n’existent pas, alors qu’il y a plein de vrais problèmes autour de nous ».

Pourtant, ces jeux ont été à la base d’une partie de ma vie sociale à l’adolescence, au début de l’âge adulte et jusqu’à ce que je devienne père de famille (passage qu’observe d’ailleurs Gilsdorf).  Ils m’ont permis d’apprendre l’anglais, de mieux comprendre la politique et l’histoire (à partir de l’époque médiévale, mais il est certainement possible d’extrapoler…), de briser l’isolement une fois arrivé dans de nouvelles villes, etc.  Grâce à ces jeux, j’ai fréquenté des gens que je considère encore comme mes meilleurs amis (nous avons «virtuellement » tellement voyagé ensemble!).  Nous étions alors loin de soupçonner l’influence que cette forme de loisir allait avoir sur le développement de l’informatique, de la culture populaire, les jeux vidéos et, aujourd’hui, sur certaines expériences de pointe dans le domaine de la formation.

Surtout, la conception commune d’histoires alors que les joueurs incarnent des personnages qui interagissent avec l’univers qu’a conçu le maître de jeu reste une modalité de création collective qui ne m’apparaît pas avoir été égalée. Je crois pouvoir y retracer les germes de ma passion pour le conte qui s’y est nourrie d’archétypes de héros, de monstres provenant de toutes les cultures et de trésors magiques fabuleux.  Le niveau d’engagement et d’immersioimaginaires que l’on atteint dans les moments intenses de jeu est particulièrement puissant.  C’est ce que les spectateurs de conte recherchent quand ils disent « ne plus être assis dans la salle à écouter le conteur », mais bien « être très loin, dans l’histoire ».  De même, les joueurs de rôle oublient à certains moments le sous-sol, la pizza, les dés et les figurines qui traînent sur la table…  Ils sont un cyborg elf noir, un espion kender, un gnome illusionniste ou un moine karatéka dans les Royaumes oubliés, au confins de la galaxie, sur Athas, Tareh, Al Amarja, dans les rues de Vimary, Laelith ou Sanctuary…  Ethan Gilsdorf écrit:

…« If they won’t write the kinds of books we want to read, we shall have to write them ourselves, » Tolkien wrote to his buddy C.S. Lewis […] Like Tolkien and Lewis, JP and I and the rest of the gang told riddles in the dark – in person, every Friday night, in someone’s living room. […] Playing D&D we became bards, storytellers, and entertainers. We played roles – fighter, cleric, magic-user, thief – and we played face-to-face, and made a better place for us. We helped each other through […] « the labyrinth of being a teenage boy. »

Je n’ai pas abandonné le JdR [acronyme de « jeu de rôle »] parce que je me suis lassé de la formule.  Ou plutôt oui… Je me suis épuisé à cause du  temps de préparation considérable requis pour ce qui n’est souvent qu’une seule représentation/partie devant quelques personnes, si proches et engagées soient-elles  (C’est beau l’éphémère, mais tout de même…). Néanmoins, je m’ennuie du jeu et de la camaraderie qui l’entourait alors qu’il constituait des références juste assez hermétiques pour nous permettre de distinguer entre ceux que l’imaginaire rebutait et ceux qui nous ressemblaient.

J’ai encore plusieurs livres présentant différents jeux (des « mondes en boîte » comme quelqu’un l’a déjà écrit) et je me promets bien de faire connaître ce loisir à mes enfants un jour.  Ils décideront ce qu’ils font de cette découverte, alors que les jeux de leurs adolescences risquent d’être passablement plus numériques… [voir mon billet sur le storytelling transmédia]

S’il n’explore pas nécessairement de nouvelles avenues dans son livre, Gilsdorf offre des pistes pertinentes pour comprendre le besoin d’évasion des joueurs, adeptes de science-fiction ou de médiéval-fantastique qu’il est amené à côtoyer pendant sa rédaction.  Dans le chapitre « Being a hero ain’t what it used to be », il évoque le besoin de faire partie de quelque chose de plus grand que soi avant de mourir, ce que j’ai déjà appelé le « besoin de sens » [voir ma page « Pourquoi je conte »]:  « We do want to feel part of a larger narrative, which is to say, we fear death and want to be remembered. We desire immortality. »

Je me permets de citer et faire miennes quelques phrases de sa conclusion parce qu’elles font écho à ma situation et à mon désir de conter:

I will always struggle with some dissatisfaction with reality. Simple pursuits – folding laundry, mowing the lawn, watching American Idol – can seem paralyzingly dull when compared to the exploits of that parallel Ethan in a faraway land.  But that’s real life. I would always be a fantasy freak, even if I wouldn’t always indulge it. […]

But for most of us, it’s not mind-numbing escapism we seek. It’s a second chance. […] Perhaps storytelling would create that better kingdom.  Perhaps a world might be fashioned – in my mind, anyway – where my mother might make her saving throw [NDLR: littéralement « jet de survie », une règle de jeu qui permet à un personnage d’échapper à un sort funeste] and live again whole and complete. A new story to make up for past suffering.  A new realm where we all might have a second chance. Is this not the gift of imagination? »

6 réflexions sur « La nostalgie des jeux de donjons »

  1. Peut on dire que les jdr ont bien marchés en France ou qu’ils ont plutôt été réservé à une « élite » ?

    Les ARGs ont des difficultés à percer en France actuellement, ils semblent directement issues de cette mouvance imaginaire qui implique le joueur.
    Peut il y avoir un lien ?

    1. Bonjour Herve C,

      Je ne connais pas la situation en France, mais au Québec il est vrai que le principal obstacle à l’utilisation plus importante d’ARGs ou d’info-games est leurs coûts de développement. (Turenne, Martine, « De la pub déguisée en jeu », Les Affaires –
      Tendances
      , samedi 29 mai 2010, p. 11)

      Par ailleurs, c’est certain qu’il y a un intérêt du côté des créatifs puisqu’on voit apparaître diverses formations et séminaires autour de la question. Voir: http://www.lienmultimedia.com/article.php3?id_article=24457

      En espérant que cela amène de l’eau au moulin de la réflexion collective…

      Jean-Sébastien

  2. Est-ce qu’il serait possible de lire votre mémoire de maîtrise ? J’ai moi-même été rôliste pendant quelques années, et ne lui suis plus par manque de MJ à vrai dire !(et un peu de temps) Écrire un mémoire sur le JdR et la narration, c’est quelque chose que j’aurais adoré faire…alors lire quelqu’un qui a accomplit ça, ça serait un grand plaisir !!

    1. Bonjour Élodie,

      J’allais vous répondre que malheureusement je n’avais plus de copie numérique de mon mémoire de maîtrise (qui date tout de même de 1997, soyez indulgente!) depuis belle lurette, mais je découvre avec satisfaction que l’Université Concordia de Montréal (mon alma mater) a eu la bonne idée de numériser les thèses et mémoires de ses diplômés. Vous trouverez donc Jouer (dans) le texte: Des jeux de rôle aux médias interactifs narratifs informatisés à cette adresse: http://spectrum.library.concordia.ca/303/1/MQ40172.pdf.

      Si je suis encore à l’aise avec certaines des conclusions auxquelles je parvenais, je développerais le sujet assez différemment.

      Bonne lecture (indulgente),

      Jean-Sébastien Dubé

  3. Merci pour cette critique; ça pourrait me faire une lecture intéressante. Ayant joué pendant longtemps, je reconnais moi aussi qu’on peut en retirer de nombreux avantages. Il y a une certaine richesse là-dedans: j’ai encore quelque part une chemise pleine de mes « vies antérieures », des fiches de personnages auxquelles se rattachent des anecdotes savoureuses…

    Qu’est-ce qui te trouble dans le « wizard rock »? Le terme me faisait d’abord penser à « The Wizard » de Black Sabbath et autres chansons inspirées de la fantasy, mais je vois que c’est plus pointu que ça… J’ai trouvé ça un peu troublant moi-même. Pourtant, j’apprécie les efforts de divers artistes explorant des oeuvres précises: par exemple, The Darkest of the Hillside Thickets, qui s’inspirent beaucoup des écrits de H.P. Lovecraft. Le nombre de groupes de wizard rock est effarant: ça fait beaucoup d’énergie consacrée à un seul univers fictif. Peut-être que ce qui me trouble — ou non — le plus, c’est la place qu’occupe l’univers de Harry Potter dans la vie de ces gens. Consomment-ils beaucoup d’autres fictions, ou font-ils tous ce type de musique parce qu’ils ne lisent rien d’autre? Selon wizrocklopedia.com, « wizard rock celebrates and promotes literacy », ce qui est bon signe…

  4. Hello Jean-Sébastien,

    Très intéressant… je n’avais jamais pensé à un tel rapprochement, mais finalement c’est vrai que le jeu de rôles et le conte ont des ponts (et des points) communs plutôt nombreux. Notamment pour le maître, qui vit tous les personnages et toutes les situations, vu « du dessus »…
    Et cette idée de « seconde chance », quoique assez désespérée, je trouve (quoique…), est intéressante. Plonger dans l’imaginaire comme pour se refaire une santé, un passé ou un moral, se démultiplier, voire acquérir un certain don d’ubiquité, ou même (si j’ai bien compris) une sorte d’immortalité ? Pourquoi pas… Un peu « sur le fil » tout de même…
    J’ai l’impression que l’immersion dans le conte est moins dangereuse: Peut-être est-elle moins profondément vécue pour celui qui écoute, puisqu’il n’a aucun moyen d’influer sur l’histoire en cours. C’est évidemment beaucoup plus passif. Pour le conteur, comme le maître de jeu, il doit faire preuve de détachement pour maîtriser son (ses) monde(s).
    Il me semble qu’à considérer une telle pratique de jeu comme autre chose qu’un loisir passionnant, on risque de perdre à la fois les pédales et le sens des réalités (le coup des « intelligences gâchées » prend alors vraiment du sens). Néanmoins, il est vrai que ces jeux développent quantité de notions importantes, que tu cites d’ailleurs. C’est vrai que c’est puissant quand on « rentre » vraiment dedans et qu’on se promène ailleurs qu’autour d’une table et d’un tapis de jeu… C’est drôle, d’ailleurs, ce besoin de décrochage de la réalité; ça n’a rien à voir avec le côté « jeu » -puisqu’il existe quantité d’autres jeux qui ne sont que purement ludiques- mais vraiment avec quelquechose qui aurait trait au voyage, et dans certains cas extrêmes, j’imagine, un pur déni du réel. Du reste, les enfants font ça très bien, avec leurs « on dirait que je serais un géant/ un ours/ un shérif / une princesse/ etc… » . Et sans dés ni maître de jeu, en impro totale ! Alors ? Ce serait comme pour les gens qui, à la fin d’un spectacle, disent « j’ai eu l’impression de retomber en enfance, merci » ? Besoin d’un décollage vers l’énergie de l’enfance ? Ou bien ?…

    ( Côté jeux de rôles, je n’ai pas été longtemps joueuse, mais j’ai de supers souvenirs de parties interminables de « Donjons et dragons » vers mes 12 ans (j’étais alors assez Tolkiennomaniaque et Héroïc-fantasyphile…). Plus tard, mon frère aîné m’ a un peu initiée à « Cthulhu », mais j’ai décroché au profit du théâtre…)

    J’avoue n’avoir pas tout compris aux citations (ma propre pratique des « jdr » ne m’a hélas pas conduite à apprendre l’anglais 😉 ), mais j’irai volontiers consulter ta thèse sur le sujet. ça m’a l’air intéressant…

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