Un conteur relit _Understanding Comics_ de Scott McCloud


understanding_comics_blackJ’ai dû le lire en version originale (Understanding Comics: the Invisible Art, HarperCollins, 1993) autour de 1995 – 1996, parce qu’un ami à qui il est difficile de dire non me l’avait mis entre les mains.  J’avais été impressionné par l’heureux mélange d’érudition et de vulgarisation…  Aussi, le côté auto-référentiel assez ambitieux m’avait scié: un essai en bandes dessinées qui tente de définir la bande dessinée en jouant avec tous ses codes: interstices entre les cases, complexité ou simplicité du trait, ajout de la couleur, etc.art_invisible

Quand je l’ai trouvé en version française (L’art invisible, Delcourt, 2007), j’ai choisi de l’acheter tout de suite, me souvenant combien c’était aussi un fabuleux texte de référence sur la communication en général.  Une surprise à la relecture, tout de même: je n’avais pas réalisé tous les points communs entre les bandes dessinées et les contes.  C’est l’amie Alice qui sera contente…


    • Riche histoire négligée et statut marginal
      McCloud fait remonter les origines de la bédé beaucoup plus loin qu’au XIXe siècle…  Il évoque la Tapisserie de Bayeux, un codex précolombien de 1059, voire une peinture égyptienne dans un tombeau datant de 1300 av. J.C.  Ça ne vous rappelle pas une autre forme d’art millénaire qui cherche ses origines après un renouveau plus récent?Par ailleurs, comme le conte la bande dessinée a été snobée par une certaine élite qui n’y voyait qu’un divertissement pour les enfants ou pour les masses.  Peu de gens réalisent aujourd’hui qu’elle peut raconter des histoires complexes et poignantes, qu’elle a son propre langage et ses genres propres…
  • Recours à la schématisation
    C’est peut-être ce qui m’a le plus frappé: McCloud explique comment par un graphisme schématique, la bédé arrive à provoquer l’identification du lecteur.

    « Simplifier à dessein des personnages et des images est un procédé de narration efficace quel que soit le moyen d’expression.  Le dessin humoristique n’est pas seulement un style graphique, c’est aussi une façon d’interpréter le réel. La faculté du dessin humoristique d’attirer notre attention sur une idée est pour beaucoup, je crois, dans la place qu’il occupe dans la bande dessinée et dans le dessin en général. »  [emphases dans le texte original]

    [ici le traducteur explique bien la difficulté qu’il a eu avec le terme anglophone « cartoon » qu’il a choisi de traduire par « dessin humoristique », j’aurais peut-être préféré « caricature » tout en réalisant que le mot renvoie souvent à la caricature éditoriale ou politique…]
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N’est-ce pas ce que l’on tente de faire en définissant le plus largement possible les héros de contes, sans psychologie ou caractéristiques particulières trop détaillées?  Ti-Jean peut être le héros de tous parce qu’il n’est que sommairement défini.

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McCloud remarque par contre que la bande dessinée joue souvent sur le contraste entre simplification des personnages et réalisme des décors…  Des descriptions détaillées du paysage, en quelque sorte.

  • Utilisation de l’ellipse
    McCloud a un chapitre passionnant sur l’utilisation des « inter-cases » appelés « caniveaux » (gutters) en anglais.  Il s’agit de ces espaces entre les cases qui permettent de créer le suspense, mais aussi de varier le passage du temps…  Or, il me semble que les contes font aussi beaucoup appel aux ellipses.  Outre le rythme du récit qui peut-être variable (« Trois ans plus tard – le temps passe vite dans les contes… »), leur utilisation m’apparaît plus généralisée.  Tout n’est pas dit et le spectateur doit reconstruire la totalité de l’expérience à partir d’indices partiels…

« Dans un monde fragmenté, notre aptitude à atteindre une totalité par le biais d’ellipses est la condition de notre survie.  […]   Les cases d’une bande dessinée fragmentent à la fois l’espace et le temps, proposant sur un rythme haché des instants qui ne sont pas enchaînés.  Mais notre sens de l’ellipse nous permet de relier ces instants, et de construire mentalement une réalité globale et continue. » [emphases dans le texte original]
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Le conteur ne parle pas en « cases » bien sûr, mais chaque phrase qu’il ajoute à son récit devrait idéalement susciter une image mentale distincte pour le spectateur.  Donc, les liens entre ces phrases fragmentées créeront différentes logiques narratives.  McCloud présente six types d’ellipses entre les cases qui m’apparaissent pertinentes aux contes et qui mériteraient sans doute d’être expérimentées à l’oral:

  1. De moment à moment
  2. D’action à action
  3. De sujet à sujet (changement de focalisation: une image de fusil qui tire… suivi d’une image de coureurs qui partent)
  4. De scène à scène (« pendant ce temps… »)
  5. De point de vue à point de vue (les yeux du « bon », puis les yeux du « méchant »)
  6. Solution de continuité (où deux cases représentant des images qui ne semblent pas avoir de liens entre elles finissent pas en avoir parce qu’elles sont juxtaposées)

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  • Rapports entre dire et montrer
    McCloud illustre bien comment l’une des forces de la bédé, c’est cette interaction entre le texte et l’image.  Il se trouve qu’en alternant entre la narration omnisciente et la description ou les dialogues, ainsi que la gestuelle, le conteur peut aussi choisir de dire et/ou de montrer.  S’il ne le fait pas simultanément, il peut en varier les proportions et ses choix créeront de la variété, voire des effets et même un style…  Pour McCloud, il y a différents types d’interactions possibles.  Ici encore, il me semble qu’il peut s’agir de zones d’exploration intéressantes pour le conte:* autosuffisance du texte ou de l’image pour la compréhension (ce qui permet des explorations intéressantes avec l’autre médium)
    * redondance
    * phénomène d’amplification
    * parallélisme (deux pistes indépendantes)
    * interdépendance (la plus fréquente; selon des proportions variables de textes et d’images)

understanding_comicsConclusion
Lorsque l’on affirme que le conte est un art des images, plus près du cinéma que de la littérature, peut-être faudrait-il commencer à rapprocher le contage d’une autre façon de raconter des histoires par le visuel…  Il est peut-être plus simple de voir un conte en cases distinctes qu’en plans séquences toujours en mouvement.  Pensons à tous les conteurs qui dessinent des scénarimages (storyboards) de leurs histoires.  Il me semble qu’on est plus proche du surgissement d’images schématiques de la bande dessinée que du réalisme photo des films.  Mais j’imagine que ça dépend de la façon de conter de chacun…

 

 

 

Une réflexion sur « Un conteur relit _Understanding Comics_ de Scott McCloud »

  1. Hé ! Hé ! Dire que tu me fais plaisir avec cet article relève de l’euphémisme: c’est presque de la provocation à réagir ! Que faire d’autre en tant que conteuse et dessinatrice… De B.D. ???

    Bien d’accord sur la qualité de ce livre, précieux document technique et pas loin d’être exhaustif: une mine d’or superbement documentée et une magnifique réflexion sur les mécanismes inhérents au 9ème Art, leurs sources, inspirations, spécificités, croisements avec d’autres arts, etc. Cerise sur le pompon, c’est agréable à lire: que demander de mieux ?
    Je l’ai dévoré (plusieurs fois pour tout bien comprendre, tant c’est touffu) à sa sortie en France, comme tous mes camarades dessinateurs de l’époque. Il m’a par la suite fait penser que mes deux métiers n’étaient pas si éloignés que cela: dessiner ou conter, après tout, seul change le média, la « carafe », comme dit son auteur: le contenu est toujours une histoire et la finalité, un lien entre deux êtres humains (minimum). En effet, le chapitre sur les « blancs » entre les cases est particulièrement intéressant.
    La seule grande différence est que le dessin touche son public en différé et non en direct -ou alors très occasionnellement !
    à la lecture de ton billet, je me disais aussi que nous, conteurs de la génération télé et cinéma (grosso-modo depuis 30 ans), c’est-à-dire de la génération de l’image toute-puissante, nous avons forcément fait évoluer notre pratique du conte en fonction de cette mainmise… à la différence des conteurs d’il y a quelques siècles, qui restaient les seuls « pourvoyeurs ambulants d’images mouvantes « , avec les comédiens et autres saltimbanques. Je ne me suis jamais creusée sur cette incidence mais il est évident que notre sens des enchaînements, du suspens, du déroulement a forcément été influencé… Ce qui ne constitue, au fond, qu’une adaptation naturelle !
    Ce serait intéressant de pouvoir comparer avec quelqu’un n’ayant aucun lien avec cette culture « média »: le conte « brut » en quelque sorte !
    Pour ma part, c’est sûr, j’ai baigné si tôt dans les BD et les films d’animation* que cela se retrouve forcément dans ma pratique du conte: j’ai d’ailleurs dû épurer beaucoup ma gestuelle (qui tenait plus du cartoon que de la commedia dell’arte)… Et mes images bien sûr, largement inspirées de mes lectures ! Il a fallu du temps pour tâcher de trouver un point d’équilibre… Parce qu’on ne se refait pas: chassez Lucky Luke, il revient en Jolly Jumper !

    * en matière de contes en film d’animation: voir ou revoir les films de Michel Ocelot, créateur de « Kirikou »: la plupart sont de petits bijoux de précision et d’épure graphique et scénaristique, parfois très classiques (Azur et Asmar, les Contes de la Nuit, Princes et Princesses), toujours très efficaces, ronds et cohérents. Dans un tout autre style, Hayao Miyazaki, réalisateur japonais mondialement connu (Mon voisin Totoro, Princesse Mononoké, Le voyage de Chihiro, Le château dans le ciel…) a souvent été cité comme « un excellent conteur ». Effectivement, un maître dans l’art de l’ellipse.

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