Sortir des cases

EPSON scanner imageM’y voilà donc. Je dois avouer que j’ai le trac. Je suis émue aussi, forcément, d’autant que j’ai résolu de parler de quelqu’un qui a plus que probablement contribué à m’ouvrir les yeux et les portes de mes deux passions : les histoires et le dessin.

Il s’agit de Fred.

Fred était un dessinateur de bandes dessinées français, d’origine grecque. Il vient de s’éteindre, le 2 avril dernier, à 82 ans, au terme d’une vie bien remplie. Sa présence et son travail ont marqué le petit monde de la bande dessinée comme personne et il va manquer à bien des gens.

Vous me direz : pourquoi parler du travail d’un auteur de bandes dessinées dans un blog portant sur l’oralité et le conte ? N’est-ce-pas contradictoire ?

Ça le serait pour n’importe quel autre auteur, mais pas celui-ci.  Je m’explique : 
Raconter une histoire peut se faire sous bien des formes et des disciplines différentes. Il existe un point commun entre un conteur, un romancier, un illustrateur, un peintre, un musicien, un danseur, un dessinateur de bandes dessinées, un mime, un marionnettiste, un cinéaste et j’en passe (mettez le féminin à chaque fois si l’emploi systématique du masculin vous choque) : l’histoire. Raconter une histoire, c’est-à-dire susciter des images et des émotions dans la tête de celui qui reçoit l’histoire.

Entre un conteur et un auteur de bande dessinée, on pourra arguer que le premier se passe de support matériel et ainsi n’impose rien à son « receveur ». Certes. Mais là résidait le tour de force de Fred : quoique disposant d’un graphisme très particulier, charbonneux et presque brut, il parvenait à faire passer son lecteur au-delà des lignes tracées. D’autres auteurs plus virtuoses sur le plan du dessin – à ses débuts on accusa Fred de dessiner « comme un cochon » – ne pourraient y prétendre : on est trop occupé à admirer le trait pour voir autre chose. Comme un costume un peu trop voyant ou des effets de lumière trop travaillés.  À grands coups de crayon très noir, sans détails, Fred invite à l’imaginaire. Son style est si peu chargé, si dépourvu de fioritures que l’on peut y faire son nid personnel sans problème. Et puis, il y a ce travail très particulier sur les cases : on sort, on entre, on glisse, on s’y cogne, on en tombe. Il en a exploré chaque recoin, chaque possibilité. Il en a ouvert toutes les portes. Il en a révélé la poésie.

Tout cela pour le graphisme. Mais le charme principal et le très grand talent de Fred résidait surtout dans son imaginaire merveilleux et sans limites. Il résolut ainsi –idée de génie – d’emmener les personnages de la série « Philémon » sur les îles d’un monde parallèle au nôtre : le monde des lettres. Sur une mappemonde, on peut voir inscrit entre le continent Américain et l’Europe : « Océan Atlantique », n’est-ce-pas ? Voilà ! Chacune de ces lettres deviendra une île, de terre, d’arbres et de sable. Le « O », le « A », le « T », etc.

On y trouvera des personnages incroyables, parfois issus directement de mythologies connues (Vendredi le centaure, la licorne…), parfois relevant de l’absurde (les souffleurs de théâtre enfermés dans leur case à souffleurs et vivant en bandes gardées par un berger sur l’île des souffleurs, les troupeaux de buffets sauvages), ou du fantastique le plus fantasque (le trompomp pompeur de déluges, la fumée monstrueuse, le merveilleux Manu-manu…).

Impossible de les citer tous : plonger dans un album de Fred, c’est accepter les yeux fermés de jouer à « et si… ». Tout, absolument tout devient possible, et c’est en cela que Fred était un grand, un très grand conteur : il était capable d’ouvrir les portes de l’imaginaire de chaque lecteur : en effet, si l’on peut faire pousser une autruche en jouant d’un violon bien mûr et fraichement cueilli sur un arbre-à-violons, que ne pourrait-on faire ? Chez Fred tout est permis. Et une fois le livre refermé, comme quittant une salle de spectacle on continue à naviguer dans le récit, ajoutant des détails et des couleurs.

Voilà un artiste qui a su créer un univers d’une magnifique cohérence à partir d’une pelote de personnages délirants et de situations absurdes, pelote à première vue bien emmêlée : et pourtant, tout se tient ! De son propre aveu, il bâtissait ses trames à partir d’une idée farfelue, un point de départ, comme : « que se passe-t-il si mon personnage sort par la bonde de la baignoire avec l’eau de son bain ? Où va-t-il arriver ?… » Après quoi, il improvisait. Cette capacité à improviser sur une trame en retombant sur ses pieds se retrouve chez certains conteurs, chez les musiciens aussi : l’exercice est difficile mais passionnant. Le souci de l’équilibre est fondamental : ni trop ni trop peu !

Un conseil : même si la lecture d’une bande dessinée vous rebute, essayez de vous plonger dans un album de Fred. Goûtez à sa poésie, son humour, sa tendresse absurde, la mélancolie amusée de ses pages. C’est un univers que l’on ne peut oublier. Il fait partie de nous, et n’a d’autre limite que celles de notre imagination. Fred ne se contentait pas d’être le génie de la case: il  en sortait. Il sortait de toutes les cases, il était incasable. Et se baladait en toute liberté en vous invitant, mine de rien, à la promenade.

Une réflexion sur « Sortir des cases »

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