« Maman, raconte-moi une histoire en chuchotant ! »
Sacré loustic. Bordé jusqu’au nez sous sa couette à monstres multicolores, il sait très bien quelle formule magique prononcer. Pour le principe, je résiste un peu :
« – C’est l’heure de dormir, là, il est tard… »
« – Une toute petite… »
Un bisou. Je chavire, c’était gagné d’avance. Il prend les rênes et fait sa commande :
« Allez ! Je choisis les animaux. » Une moue concentrée. « Mmmmh… Une araignée et… une chèvre ! »
La règle du jeu est immuable : on prend deux personnages au hasard – toujours des animaux – et on improvise. Tout dans la tête ! ça doit aller vite. Il me dévore des yeux avec un sourire gourmand tandis que je réfléchis à toute allure, il est ravi, il vient de gratter dix minutes sur l’heure du coucher.
« Alors, il était une fois…
Il était une fois une chèvre complètement myope qui broutait dans un pré. Elle broutait tout ce qui lui passait sous le nez, l’herbe, les feuilles, les ronces, les fleurs, les chardons. Comme elle ne voyait rien, il lui arrivait de mordre dans un caillou. Aïe ! Les mouches se moquaient d’elle et la harcelaient. Elle n’arrivait pas à les chasser, même en agitant ses oreilles velues comme un hélicoptère. Et puis, un jour, elle entend des hurlements stridents juste sous ses naseaux :
« Non mais ça ne va pas, non ? Grosse brute ! Tu ne peux pas regarder où tu broutes ? Ma toile est fichue maintenant ! Ah ! Misère de misère… »
C’était une petite araignée toute maigre qui parlait ainsi. Elle sautillait furieusement sur un brin d’herbe en brandissant quatre poings rageurs. Une furie ! Navrée, la chèvre s’est excusée. Elle a expliqué qu’elle n’y voyait rien et que ça faisait bien rigoler ces satanées mouches qui…
Des mouches ? Ah ! Voilà qui intéressait l’araignée. Elle a regardé la chèvre, ses oreilles velues, ses bons yeux myopes, des cornes et sa barbiche, et elle a eu une idée :
« Ecoute ! J’ai quelque chose à te proposer. Je vais m’installer sur ta tête, je ferai ma toile entre tes cornes : comme ça, non seulement je pourrai te guider et t’éviter de brouter n’importe quoi, mais j’attraperai aussi toutes les mouches qui t’embêtent… Miam… Qu’en penses-tu ? »
La chèvre a trouvé l’idée formidable. Elle a accepté tout de suite. C’est comme ça qu’elles sont devenues copines. L’araignée a grossi, et la chèvre ne s’est plus jamais cassé les dents. On dit même qu’elles sont parties en voyage. Mais ça, c’est une autre histoire… »
Un sourire.
Les yeux brillent, le gourmand prendrait bien un petit rab’, la suite… Mais là, je ne cède plus, ça fait aussi partie du jeu. Dodo !
Rebisou. Je ferme la porte. Je descends l’escalier.
Plus de sept ans que ça dure… J’ai trente balais de plus que lui et j’ai commencé pareil. Les « il était une fois », je ne suis pas prête de m’en lasser…