Entrer dans le jeu

En écho à l’article de Jean-Sébastien sur le « conte aux petites oreilles », je voudrais dire à quel point conter pour les enfants est une discipline particulière, passionnante et fascinante tout à la fois (et parfois terrifiante).

Tout d’abord, je suis d’accord sur ce point : les enfants n’ont généralement pas les barrières de politesse (patiemment inculquées par l’éducation parentale et scolaire, entre autres), qui font que les adultes, même s’ils s’ennuient, ne se permettront pas de manifester cet ennui -ou rarement. Les enfants, eux, sont entiers : s’ils s’ennuient, ils le font savoir assez vite et assez fort…  D’un autre côté, cette absence de barrières leur permet aussi d’exprimer beaucoup plus fort et spontanément leur intérêt – voire leur passion – pour telle ou telle histoire ou séquence particulière… Ils sont immédiatement et naturellement DANS le jeu, DANS l’histoire, chose que les adultes ont beaucoup plus de mal à faire.

De mon expérience personnelle, tout se joue dans les premières minutes, soit l’accroche du spectacle. C’est-à-dire qu’on donne la règle du jeu… Car je trouve que conter pour les enfants revient à jouer avec eux*, tout en restant le « maître de jeu » : on leur propose un cadre, un univers pour s’y promener, en les guidant le plus discrètement possible**. On n’est ni un livre qui parle, ni un ami ou un membre de la famille, pas plus qu’un enseignant, mais une sorte de personnage multiforme et multivoix, un-e magicienn-ne capable de tout ou presque, un remué de cousin du père noël ou de la petite souris, quoi.

Si l’on réussit bien cette première accroche, on est en quelque sorte « intronisé » et royalement (parfois vigoureusement) autorisé à continuer. Sinon… Aïe ! Aïe !

Selon les tranches d’âge, le déclic de l’acceptation d’entrer dans le jeu varie bien sûr, et en effet les tout-petits sont souvent immédiatement sensibles à de l’image ou du son : une marionnette ou une main qui joue, une comptine ou un air très court sur un instrument. La sonorité des mots compte aussi bien sûr énormément (tous les professionnels de crèche ou de maternelle savent ça), ainsi que la répétition : une histoire à refrain se retient mieux et se suit plus facilement.

Plus tard, les centres d’intérêt changent, les enfants sont davantage attirés par les personnages et les faits.  Un peu plus tard encore, c’est la vraisemblance qui compte : gare à la logique du récit ! Ils sont impitoyables.  Au sortir du primaire (on n’est pas loin du début d’adolescence), on a souvent droit à du « de toutes façon ça existe pas, c’est pour les bébés… ». Les enfants veulent sortir du jeu pour prouver qu’ils ont grandi. Un beau challenge que de les y faire re-rentrer et qu’ils y prennent encore du plaisir ! Mieux encore : leur prouver qu’on peut jouer à tout âge et sans crainte.

Je reste persuadée aussi que chaque conteur a son public de prédilection. On est plus ou moins habile à charmer les petits de 2 ans (ce qui n’est pas évident), les adultes fatigués par leur quotidien (pas facile non plus), ou les collègues artistes (allô, les pompiers ?).

J’ai par ailleurs trouvé une nette ressemblance entre deux publics pourtant fort éloignés : les petits de maternelle et les anciens de maison de retraite (je parle de ce qu’on appelle le « grand âge » : au-delà de 80 ans). Sans conclure le moins du monde que les personnes âgées qui vivent en collectivité retombent « en enfance », il y a de troublantes similitudes : les fameuses barrières de politesse qui ne sont pas encore bien installées chez les petits, ont tendance à se ramollir chez les anciens… Comme s’ils n’avaient plus envie de s’embêter avec ces conventions-là. Donc on a intérêt à les « accrocher » bien vite aussi.

Autre point, la capacité d’attention en terme de temps, très semblable : de dix à trente minutes (environ, hein). La fatigue vient vite chez les petits comme chez les très vieux ! Une micro pose peut être nécessaire, un petit air de musique, une chanson… Et on repart. Encore une chose : la vie dans les écoles comme dans les foyers étant réglée comme du papier à musique, on a ceux qui s’agacent du moindre changement (grognements sonores et récriminations furibondes à la clé et à haute voix), et inversement ceux qui s’en réjouissent bruyamment. Ceux qui s’endorment. Ceux qui applaudissent au milieu d’une phrase. Ceux qui discutent. Ceux qui ne comprennent pas et s’énervent…

Par contre, hors de question de faire du conte pour enfants tel quel*** à des anciens: ce sont des gens qui ont toute une vie de passé et de souvenirs, et –si j’ose dire- ils ne s’en laissent pas conter. Ils ont été enfants, adolescents, amoureux, adultes, jeunes mariés, parents, ont travaillé et rêvé, voyagé peut-être, en tout cas, ils ont vécu. Ils exigent donc d’être séduits… Se produit alors parfois des miracles qui vont faire oublier à certains pensionnaires leur café-tartine de seize heures trente (course frénétique de béquilles et de fauteuils roulants vers la salle à manger)… Et ça bavarde, ça se souvient, ça chante, ça se met à raconter à son tour… Magie ! Un des plus beaux moments étant de conter devant une salle où ont été réunis tout-petits et très anciens : le fil ténu et tendu entre les deux générations paraît bien fin, mais il est si solide qu’on pourrait presque le toucher.

Doit-on se spécialiser pour conter aux enfants ? Je ne sais pas. A mon sens, un conteur devrait pouvoir être assez adaptable pour se débrouiller avec un public quel qu’il soit (j’ai bien dit « devrait »). Pour autant, je suis convaincue qu’en effet, cela ne s’improvise pas (ou alors on est le roi de l’impro). Et encore une fois, on a aussi chacun sa sensibilité : je me régale avec les 4-6 ans alors que je verdis de trouille devant des ados. Au contraire, un mien ami se prend les pieds dans le tapis à chaque passage en maternelle (il a d’ailleurs vite arrêté) alors qu’il met tous les collégiens dans sa poche en trois secondes. Il suffit, paraît-il, de trouver la bonne règle du jeu, ou la bonne clé pour la bonne armoire. Je n’ai jamais compris comment il s’y prenait. Mais c’est vrai que les profs de maternelle ont du mal à comprendre comment je m’y prends pour obtenir de l’attention 40 minutes d’affilée avec quarante gamins de quatre ans.

Il me semble que la réponse pourrait être dans cette notion de jeu partagé : après tout, c’est cadeau, on n’attend rien les uns des autres. On est juste là pour passer du bon temps… Tous ensemble.…

M’ouais !
À creuser.

*Qui pourrait honnêtement résister au fameux jeu des « et si… » ?

**Ce qui pourrait d’ailleurs s’appliquer à tous les publics…

***De même qu’on ne raconte pas du « gnangnan » aux enfants, qui sont, eux, en devenir !

4 réflexions sur « Entrer dans le jeu »

  1. Merci pour ce témoignage Alice. J’ai pris plaisir à le lire et à t’imaginer devant les gamins, comme je prendrai plaisir à te revoir, par chez nous ou par chez vous. De toute façon, «chez nous», c’est un peu «chez vous», non?

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