Qu’est-ce qui fait courir les orignaux?

Dimanche soir dernier je suis allé assister à la dernière partie d’un spectacle donné par le conteur témiscabitibien Guillaume Beaulieu.  J’étais dans un état d’esprit particulier, mais je tenais à l’entendre pour me forger ma propre opinion.  Il faut dire que la réputation de Beaulieu l’avait précédée…  Dans les cercles de conteuses et conteurs que je fréquente – cercles où la formation est très valorisée, il faut le dire –, il est devenu un peu l’archétype de celui qui « cherche la reconnaissance avant d’avoir obtenu la connaissance » selon le mot de Christian-Marie Pons.  Il n’est certainement pas le seul, mais disons qu’avec un CD, un DVD, un coffret de 5 CD, un site Web promotionnel  et transactionnel à son actif, alors qu’il conte régulièrement depuis 2004, il est devenu plus visible que les autres.

Avant qu’on ne m’accuse de casser du sucre publiquement sur le dos d’un collègue par blogue interposé, laissez-moi expliquer ma démarche.  Me positionner par rapport aux autres me permet de mieux me connaître moi-même comme conteur, de préciser mes valeurs, mes choix artistiques. Aussi j’essaierai d’être un critique honnête, quitte à sembler parfois dur ou prétentieux.

Guillaume Beaulieu a d’indéniables qualités: C’est un beau jeune homme dynamique à la voix puissante (dont il nous fera la démonstration à plusieurs reprises).  Il est très allumé, notamment parce qu’il semble véritablement aimer sa région et ses habitants.  Il a d’ailleurs exercé le métier d’agent de développement rural. C’est ainsi je crois qu’il a acquis une passion pour la ruralité et des convictions politiques en lien avec cette question qui transparaissent souvent dans son travail.  Il est à l’aise sur scène et communique bien, entrant facilement en lien avec le public… quitte à se faire parfois plus animateur que conteur (ce qui n’est pas nécessairement un défaut). Son niveau de langue est très correct et il ne se complaît pas dans l’humour comme plusieurs, bien que cet élément soit très présent dans ses histoires.

De mon point de vue, ce n’est pas que Beaulieu manque de talent : Il en a à revendre, plus que bien d’autres conteurs que j’aie entendus.  Le problème, c’est qu’il est pressé.  Pressé d’arriver où?  Ça c’est moins clair.  Il se présente comme « chevaucheur d’orignal »…  Mais quelle mouche a donc piqué les bêtes qu’il chevauche pour qu’elles foncent ainsi à toute allure au travers des forêts imaginaires?

Conter, et apprendre à conter habilement, j’en suis convaincu, prend du temps. « C’est en disant qu’on devient conteur.  En dix ans, rarement moins », écrit Christian-Marie Pons en préface de L’art du conte en dix leçons. Le rythme auquel Beaulieu fait les choses est extrêmement rapide. D’où cette perception qu’il donne de ne pas se poser : Il a gagné des concours de menteries, conté au Sénégal, fait plusieurs fois le tour de sa région, donne des ateliers dans les écoles, siège sur des jurys, etc.  Il a passé quatre mois à faire la tournée des villages de l’Abitibi-Témiscamingue pour collecter des histoires. Belle recherche… de laquelle il a tiré 65 histoires!  En quatre mois!

Sur son site, il se présente comme ayant « près de 22 contes longs (de 10 à 30 minutes) et 120 contes courts (de 4 à 7 minutes) » dans son répertoire.  Cela se comprend quand il explique son rythme de création:

« D’ordinaire, faire un nouveau conte prend une ou deux journées, avec le soutien de mon fidèle magnétophone pour préserver le caractère oral des contes. » (extrait de la section ‘Biographie’ du site Web)

Une à deux journées!  Pour écrire, mémoriser et se mettre en bouche une nouvelle histoire?  Quand on pense que Michel Hindenoch, dans Conter, un art?, rappelle que les conteurs d’expérience maîtrisent rarement à la fin de leur vie plus de 24 heures de contage, de quoi conter un jour et une nuit…

Pourquoi ce foisonnement?  Quel est cet attrait pour la vitesse et la quantité? Est-ce que cela répond seulement à des impératifs économiques?  Et, si oui, n’y a-t-il pas danger d’y sacrifier la qualité?

Les histoires qu’il a collectées et travaillées – il a aussi un talent d’auteur, je crois – sont souvent très chouettes avec des flashs vraiment brillants (par exemple, ce bébé que l’on met à incuber dans un fourneau et qui découvre les goûts et les recettes qui s’imprègnent littéralement dans les pores de sa peau).  Néanmoins, le choix de se limiter à de courtes anecdotes m’apparaît problématique.  Pas le temps d’entrer de plein pied dans une histoire, de s’y perdre en imagination, de s’attacher aux personnages – qui pourtant seraient attachants (Le bébé deviendra cuisinière et fera d’extraordinaires tartes au sucre… C’est déjà tout? J’en aurais pris davantage.).

Sur son site, Beaulieu avoue s’être spécialisé dans ce type d’histoires courtes avec une chute rapide:

« …Mon expérience dans la création de contes courts m’a amené à bien maîtriser les méthodes conduisant à capter l’attention vite et à conclure rapidement, avec un dénouement inattendu et souvent humoristique. »

De telles histoires courtes sont fort utiles dans un répertoire. Elles donnent du rythme à un spectacle. Toutefois, lorsque le spectacle n’est composé que d’histoires courtes, il risque de manquer d’une certaine profondeur, me semble-t-il.  Or, le spectacle Une chaise pour tous dont j’ai entendu des extraits, sera composé de 18 histoires (selon la vidéo disponible sur son site Web).  Seront-elles toutes courtes (autrement, difficile d’en faire 18)?  Si oui, pas le temps de respirer. Comme spectateur, je suis essoufflé.

De même, la mise en scène n’est pas étrangère à cette impression de vertige. Guillaume se démène, bouge beaucoup, occupe tout l’espace et un peu plus.  C’en est parfois étourdissant (À sa décharge, il contait dans une alcôve quand je l’ai écouté.  Ça restreint pas mal les mouvements.).  Il se retrouve souvent sur le plancher, à quatre pattes ou les quatre fers en l’air.  Évidemment, sitôt qu’on est assis à la seconde rangée ou derrière, on perd ce qu’il fait dans ces moments-là.  Je m’interrogeais sur ce choix quand tout à coup cela m’a frappé : La mise en scène est faite pour une scène surélevée!  On me présentait un spectacle pour la scène… dans un bar.  Le problème, c’est que le circuit de diffusion du conte au Québec compte plus de bars et de cafés que de scènes à l’italienne.

Par ailleurs, le fait d’avoir systématiquement recours à cette « chaise pour tous » n’est pas sans poser de question.  Pourquoi ce besoin d’un accessoire?  Les histoires ne sont-elles pas assez fortes en elles-mêmes?  Il y a de belles trouvailles dans l’utilisation de la chaise, mais cela semble parfois forcé, comme s’il s’agissait d’une performance en soi (« Regarder tout ce que l’on peut faire avec une chaise! »).  En définitive, cela distrait souvent des contes. De manière générale, la mise en scène prend beaucoup de place, ce qui fait qu’on sent souvent « la cassette »: Tout y est très placé et on perd de la spontanéité qui fait souvent l’intérêt du contage, selon moi.  D’après le mot d’un autre spectateur, on est parfois plus près du sketch que du conte.

Guillaume Beaulieu et moi avons pris des chemins fondamentalement différents.  Il a choisi de conter professionnellement (sur une base hebdomadaire apparemment), ce qui ne doit pas toujours aller de soi et oblige sans doute parfois à des compromis difficiles, de longues heures sur la route et bien des soirées loin des siens. J’ai choisi d’exercer le conte en « amateur éclairé » comme un loisir où je m’investis autant que je le peux et avec toute l’exigence dont je suis capable.  J’ai investi le gros de ces dernières années à me former. J’ai eu accès à des formations d’une qualité exceptionnelle. D’aucuns diront que j’aurais dû conter davantage et me former moins.  J’avais besoin de ce temps pour réfléchir ma démarche. Aujourd’hui, j’en arrive peu à peu à la pratique, mais la réflexion n’est jamais bien loin.

Il me semble que le choix même d’exercer l’art du conte suppose de s’inscrire en faux face à l’accélération de la société actuelle. Autrement, pourquoi ne pas scénariser des vidéo-clips ou des jeux de console?  Dans la conception que j’en ai, conter, c’est de l’artisanat. Cela suppose de la patience et des temps de rêverie, d’apprivoisement, de finesse, de rigueur, de partage dont notre monde a bien de besoin. Les conteuses et conteurs doivent-ils nécessairement entrer dans ce moule?  Peuvent-ils être autres choses que des apôtres et prosélytes de la lenteur? Cette conception est héritée de mes maîtres Pons, Van Dijk, Desprèz, Darwiche, Hindenoch, Rignanese, Faubert, Bouthiller, etc., j’en suis très conscient.  Compte tenu de la qualité du travail de ces gens, j’en suis fort aise et me trouve privilégié de m’inscrire dans ce courant.

Il n’y a pas vraiment d’école de conte au Québec et apprendre cette discipline en autodidacte demande beaucoup d’audace et de motivation, ce qu’il faut applaudir.  Néanmoins, des activités de formations s’offrent et on peine à les remplir!  J’avoue mal comprendre les conteuses et conteurs émergents qui s’évertuent à pratiquer leur art sans en connaître l’histoire et la tradition, comme s’il n’y avait jamais rien eu avant eux.  Comme si ceux qui pratiquent ce métier depuis dix, vingt, trente ans n’avaient rien à leur apprendre. Comme si le conte n’était pas aussi vieux que la roue et qu’il fallait constamment le réinventer.  Il y a une naïveté du débutant qui est belle parce que quelqu’un s’ouvre à un art qu’il ne connaît pas.  Il y a une autre naïveté qui est moins jolie parce que le manque d’humilité freine l’effort d’apprendre.

Je ne veux pas insinuer que Guillaume Beaulieu a davantage besoin de formation qu’un autre conteur (en fait, je crois que nous en avons tous de besoin).  Il est le meilleur juge de sa démarche et de ses objectifs artistiques.  Seulement, Beaulieu se sent assez solide pour donner des ateliers aux enfants par le biais du programme Artistes à l’école. Il faut bien vivre, sauf qu’il va forcément transmettre à de nombreux enfants cette perception du « conte en accéléré », du « conte vidéo-clip » qu’il pratique lui-même. Ceux qui comme lui chevauchent des orignaux et foncent avec panache à travers les bois ne risquent-ils pas d’arracher de jeunes pousses encore fragiles sur leur passage?

2 réflexions sur « Qu’est-ce qui fait courir les orignaux? »

  1. bravo à tous, et notamment à jean-sébastien qui ose…
    bravo à guillaume. cette course effrenée contre le temps est bien de notre époque. zapper, courrir, avaler à toute vitesse. c’est à qui ira le plus vite. bravo.
    j’ai bien peur, cependant, qu’à défaut de mourir de rire, le conte « mourre » d’un excès de vitesse.
    critique, jean-sébastien? avec de si jolis gants blancs… je trouve qu’il ne fait que poser des questions. presque toujours les bonnes.
    si d’une part je crois que guillaume a raison de foncer, c’est aussi comme ça qu’on apprend (sauf qu’ici et maintenant ni le public, ni les médias, ni les élèves n’ont de jauge pour voir/croire ce qui est du conte ou ce qui n’en est pas, je crois, par ailleurs, que jean-sébastien et denis ont raison: cela prend beaucoup beaucoup de temps, de patience, de solitude, de répétition, de questions, de critiques, pour devenir conteur. pour devenir CONTEUR.
    le reste, c’est facile. « where there is a will, there is a way »…
    si je relis le texte que jocelyn bérubé (si tant et tellement humble) a lu pendant la dernière rencontre sur le conte à sherbrooke en octobre, ce qui fonctionne le mieux et le plus en ce moment, ce sont les histoires les plus courtes et les plus drôles…
    hélas.
    avec tout mon respect, pour le conte,
    petronella

  2. Quelques points à souligner :
    Jean-Sébastien en m’envoyant un courriel contenant sa critique prend le soin de me dire au début : (…) Je me doute bien que cela ne changera pas votre pratique, mais sait-on jamais…
    Ensuite, il mentionne ne pas vouloir être prétentieux!
    Un contenu de site web est rarement à ce point complet, d’inclure complètement le CV d’un artiste. Dubé, puisqu’il m’appelle Beaulieu, ne sais pas que lors de mes études en anthropologie (sociale et culturelle) à Québec, je me suis attardé sur des mythes et des contes africains, sud américains et océaniens via surtout la grille d’analyse de l’anthropologie structurale. Il ne sait pas que notre professeur Bernard Arcand nous a fait passer, par exemple, un cours de trois heures uniquement sur la fameuse règle de trois dans les contes et le schème mental que cela apporte. Il ne sait pas que j’ai suivit des formations précédent le festival de contes de Val-d’Or donné par Renée Robitaille, Jihad Darwiche, Guth Des Prez, Luigi Riganèse et Alberto Garcia-Sanchez. J’ai participé à plusieurs tables rondes et j’ai lu de nombreuses publications des éditions Planète rebelle et des productions littorales. Il ne sais pas non plus, que je parle du fil rouge de Guth aux jeunes de 3e secondaires que je voient cette semaine justement à Amos et que l’importance du cinéma mental (ou cinéma du pauvre) est une des pierre angulaires de mes ateliers scolaire. Mon père est professeur, ma mère fut professeure puis directrice d’école en passant par conseillère pédagogique sans compter que ma sœur fut professeure également. S’il est un aspect de mon métier sur lequel je ne lésine pas, c’est bien les ateliers en milieu scolaire. Il va penser que, comme j’ai choisis de ne pas être nécessairement un apôtre de la lenteur, je vais : (…) « forcément transmettre à de nombreux enfants cette perception du « conte en accéléré », du « conte vidéo-clip » qu’il pratique lui-même. Ceux qui comme lui chevauchent des orignaux et foncent avec panache à travers les bois ne risquent-ils pas d’arracher de jeunes poussent encore fragiles sur leur passage? ».
    Autrement dit, je connais le discours, y compris celui de Dubé, et en toute connaissance de cause, j’ai choisis la vie que je mène, j’en suis fier et je trace mon chemin à la hauteur de mes espoirs et de mes idées qui me démarquent, tout comme mon style où j’explore particulièrement le conte court. J’ai un grand souci professionnel de qualité et je ne le fais pas seulement pour des impératifs économiques comme l’insinue Dubé. Si je dérange certains puristes du conte qui érigent des murs étanches pour en faire une chapelle restreinte, qu’il en soi ainsi dans leur discours. Ce n’est pas ma voie. Si le public n’aurait pas été au rendez-vous et que je n’avais pas considéré que le meilleur apport au monde que je peux livrer est : ma pratique du conte à temps plein, je ne ferais pas ce métier précaire. Pour ce qui est d’être reconnu comme un archétype de celui qui « veut la reconnaissance avant d’avoir obtenu la connaissance », ça me donne à penser que la belle grande famille du conte au Québec qui se targue d’être tricoté serré ne l’est pas autant qu’elle le laisse croire.

    Finalement, quand on fait du collectage de sauvetage juste avant que les mémoires centenaires des villages même pas centenaires meurent, il me semble normal de se presser un peu pour les interroger comme lors de ma tournée en 2008. Aussi, à moins de ne pas avoir les yeux en face des trous, il m’est impossible de prendre 1 ou 2 journées pour écrire, mémoriser et me mettre en bouche une nouvelle histoire. Surtout pas celle que Dubé a entendue lors du spectacle (qui ont pris en moyenne deux semaines intensément juste à mémoriser et mettre en scène). C’est le canevas que je fais en 1 ou 2 jours. Je vais vite, OUI, mais il ne faudrait pas charrier non plus! Pour les personnages qui manquent supposément d’être attachants qui passent rapidement dans des histoires courtes « C’est déjà tout? J’en aurais pris davantage. » C’est un choix, mais je fais remarquer que ce n’est pas qu’ils ne sont pas attachants… si on en veut plus!!! Étourdissant? C’est son opinion. Une chaise parfois inutile? C’est son opinion. Manque de profondeur? C’est son opinion, mais ce n’est certainement pas la mienne ni celle de mon metteur en scène qui a justement voulu travailler avec moi pour le contraire.

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