Répondre au courrier 3: le sacre allège

  • À propos de ce que j’appelais «sacré» dans « Déjeuner avec un mème», le 1er mars dernier, Alice Duffaud s’interrogeait: « Je me demande, à ce propos, si on n’attire pas tout simplement les choses (dont les histoires) et les gens qui sont capables de nous toucher d’une façon ou d’une autre, un peu à la manière d’un aimant… »

Dans Illusions – Le Messie récalcitrant de Richard Bach (1977; excellent bouquin – traduction pitoyable) , il y a cette citation:

« Chaque personne, tous les événements de ta vie, sont là parce que tu les as attirés là.  Ce que tu choisis de faire avec eux n’appartient qu’à toi. »

Voilà pour l’aimant.  Quant au type de récits que j’attire…

Une amie conteuse dont le conjoint est décédé il y a quelques années me confiait qu’elle est convaincue qu’il est toujours là avec elle, tout près, à l’écoute et qui lui envoie des signes.  S’intéressant au fait que plusieurs de mes histoires traitent du voyage vers l’ « aut’ bord », elle était d’avis que j’avais un rôle particulier à jouer comme conteur parce que selon elle se sont habituellement les femmes qui ont cette sensibilité.

Je ne sais pas si un tel rôle existe ou m’est dévolu, mais j’ai ma petite explication très prosaïque sur la question de la synchronicité (d’aucuns diront de l’apophénie – qu’est-ce que j’aime ce mot!) dont j’ai parlé en termes d’«abonnement» dans le billet auquel Alice réagissait.  Du moins, cette explication vaut en ce qui concerne ma fascination pour les histoires
« spirituelles ».

J’ai peu connu la mort.  Je n’ai peu ou pas vécu de deuils.  J’ai vu au loin son grand manteau passer, l’éclat de sa faux brillant sous la lune à bonne distance.  Mais jamais je ne l’ai sentie près de moi, à en avoir les veines glacées.  Quand mon grand-père maternel est mort, j’avais douze ans.  Il est parti en voyage vers le sud… et n’est jamais revenu.  Parfois, je me dis qu’il est encore là-bas sur une île merveilleuse à manger de ces ananas sucrés dont il était friand.  Ma grand-mère paternelle est décédée il y a deux ans, j’en avais 37 bien comptés.  Elle était si malade et absente que ce fût réellement une délivrance tant pour elle que ses proches de savoir qu’elle reposait désormais « en paix ». Je n’ai pas connu mes autres grand-parents et j’ai la chance d’avoir encore mes parents, mon frère et mes amis proches.

Ce que je connais de la mort, ce sont les sanglots déchirants des vivants.  L’aberration de la mort subite, violente ou du suicide de certaines personnes croisées au hasard des rencontres… jamais des proches, heureusement. Aberration à cause du gaspillage d’autant de talent et de beauté alors que, malgré les horreurs de la vie, je crois sincèrement le monde magnifique et la vie un cadeau.

Je ne connais pas la mort.  Je me sens dépourvu face à sa fatalité.  Pas tant pour moi, mais pour ceux que j’aime.  Alors je vis dans la terreur, notamment de perdre mon amoureuse et mes enfants.

Pour ne pas que cette terreur prenne toute la place, pour pouvoir m’endormir le soir, j’apprivoise la mort en racontant des histoires.  J’apaise mes craintes en imaginant des mondes merveilleux où je retrouverai tout ceux qui me sont chers après la vie.  J’aime bien cet autre passage d’Illusions de Richard Bach:

« Si tu veux t’exercer à être fictif pour quelques temps, tu comprendras que des personnages fictifs sont parfois plus réels que les gens possédant des corps et des coeurs battants. »

Je n’ai pas nécessairement envie de devenir le « conteur-psychopompe »de service, mais j’ai déjà affirmé que je contais pour donner un sens aux choses et à la vie.  Or, dans À chacun sa mission – Découvrir son projet de vie (1999), Jean Monbourquette estime que « la poursuite de sa mission donne une raison de vivre et confère un sens à la vie ».  Il entend « mission » comme
« une orientation inscrite dans l’être de chacun en vue d’une action sociale. »  Pour Monbourquette (un prêtre et psychologue, il faut le noter), suivre sa mission nous fait entrer dans « le mouvement de co-création de l’univers » et participer à « une sagesse et une intelligence universelles appelées Providence ».  Je ne sais pas si c’est vrai, mais j’ai bien envie d’y croire.

Peut-être que, pour qui se sent conteur, le seul fait de conter donne sens à l’existence, simplifie la vie.

Répondre au courrier 1: prétention critique

Un des objectifs de ce blogue était de réfléchir avec mes lecteurs sur le conte. Force m’est de constater que de maintenir l’interaction afin de réfléchir à plusieurs prend du temps… et davantage de réflexion.  C’est que les questions qui sont posées ne sont pas banales et exigent souvent approfondissement avant de se lancer.  Je ne peux que me flatter d’avoir des interlocuteurs de cette qualité.  Ainsi, je prendrai les quelques prochains billets à répondre au courrier dont une pile s’accumule depuis un certain temps…

Et c’est parti:

  • Récemment, le 28 avril, Guillaume Beaulieu réagissait à la critique que j’avais faite de son spectacle.

Bien que certains m’aient déconseillé de répondre à Guillaume, je me bornerai simplement à rappeler la conclusion de son commentaire avec laquelle je suis entièrement d’accord: C’est mon opinion. Tout ceci (ces lignes, ce site) est constitué essentiellement de mes opinions. C’est d’ailleurs la définition première d’un blogue.

Quant à ma prétention critique de vouloir que les spectacles auxquels j’assiste correspondent davantage à l’idée que je me fais de notre discipline, j’assume. Tout critique, me semble-t-il, compare le travail qu’il évalue à un idéal artistique plus ou moins déclaré. (Je m’efforce peu à peu de clarifier le mien à travers ces réflexions.) Heureusement, ces idéaux sont multiples et les critiques aussi (encore qu’ils soient plutôt rares en conte au Québec).  Cette pluralité de points de vue permet qu’une certaine norme collective s’établisse peu à peu.  Par leur travail, des artistes briseront (volontairement ou non) cette norme et seront critiqués à leur tour.  C’est comme cela qu’un art évolue, je crois.

Qu’est-ce qui fait courir les orignaux?

Dimanche soir dernier je suis allé assister à la dernière partie d’un spectacle donné par le conteur témiscabitibien Guillaume Beaulieu.  J’étais dans un état d’esprit particulier, mais je tenais à l’entendre pour me forger ma propre opinion.  Il faut dire que la réputation de Beaulieu l’avait précédée…  Dans les cercles de conteuses et conteurs que je fréquente – cercles où la formation est très valorisée, il faut le dire –, il est devenu un peu l’archétype de celui qui « cherche la reconnaissance avant d’avoir obtenu la connaissance » selon le mot de Christian-Marie Pons.  Il n’est certainement pas le seul, mais disons qu’avec un CD, un DVD, un coffret de 5 CD, un site Web promotionnel  et transactionnel à son actif, alors qu’il conte régulièrement depuis 2004, il est devenu plus visible que les autres.

Avant qu’on ne m’accuse de casser du sucre publiquement sur le dos d’un collègue par blogue interposé, laissez-moi expliquer ma démarche.  Me positionner par rapport aux autres me permet de mieux me connaître moi-même comme conteur, de préciser mes valeurs, mes choix artistiques. Aussi j’essaierai d’être un critique honnête, quitte à sembler parfois dur ou prétentieux.

Guillaume Beaulieu a d’indéniables qualités: C’est un beau jeune homme dynamique à la voix puissante (dont il nous fera la démonstration à plusieurs reprises).  Il est très allumé, notamment parce qu’il semble véritablement aimer sa région et ses habitants.  Il a d’ailleurs exercé le métier d’agent de développement rural. C’est ainsi je crois qu’il a acquis une passion pour la ruralité et des convictions politiques en lien avec cette question qui transparaissent souvent dans son travail.  Il est à l’aise sur scène et communique bien, entrant facilement en lien avec le public… quitte à se faire parfois plus animateur que conteur (ce qui n’est pas nécessairement un défaut). Son niveau de langue est très correct et il ne se complaît pas dans l’humour comme plusieurs, bien que cet élément soit très présent dans ses histoires.

De mon point de vue, ce n’est pas que Beaulieu manque de talent : Il en a à revendre, plus que bien d’autres conteurs que j’aie entendus.  Le problème, c’est qu’il est pressé.  Pressé d’arriver où?  Ça c’est moins clair.  Il se présente comme « chevaucheur d’orignal »…  Mais quelle mouche a donc piqué les bêtes qu’il chevauche pour qu’elles foncent ainsi à toute allure au travers des forêts imaginaires?

Conter, et apprendre à conter habilement, j’en suis convaincu, prend du temps. « C’est en disant qu’on devient conteur.  En dix ans, rarement moins », écrit Christian-Marie Pons en préface de L’art du conte en dix leçons. Le rythme auquel Beaulieu fait les choses est extrêmement rapide. D’où cette perception qu’il donne de ne pas se poser : Il a gagné des concours de menteries, conté au Sénégal, fait plusieurs fois le tour de sa région, donne des ateliers dans les écoles, siège sur des jurys, etc.  Il a passé quatre mois à faire la tournée des villages de l’Abitibi-Témiscamingue pour collecter des histoires. Belle recherche… de laquelle il a tiré 65 histoires!  En quatre mois!

Sur son site, il se présente comme ayant « près de 22 contes longs (de 10 à 30 minutes) et 120 contes courts (de 4 à 7 minutes) » dans son répertoire.  Cela se comprend quand il explique son rythme de création:

« D’ordinaire, faire un nouveau conte prend une ou deux journées, avec le soutien de mon fidèle magnétophone pour préserver le caractère oral des contes. » (extrait de la section ‘Biographie’ du site Web)

Une à deux journées!  Pour écrire, mémoriser et se mettre en bouche une nouvelle histoire?  Quand on pense que Michel Hindenoch, dans Conter, un art?, rappelle que les conteurs d’expérience maîtrisent rarement à la fin de leur vie plus de 24 heures de contage, de quoi conter un jour et une nuit…

Pourquoi ce foisonnement?  Quel est cet attrait pour la vitesse et la quantité? Est-ce que cela répond seulement à des impératifs économiques?  Et, si oui, n’y a-t-il pas danger d’y sacrifier la qualité?

Les histoires qu’il a collectées et travaillées – il a aussi un talent d’auteur, je crois – sont souvent très chouettes avec des flashs vraiment brillants (par exemple, ce bébé que l’on met à incuber dans un fourneau et qui découvre les goûts et les recettes qui s’imprègnent littéralement dans les pores de sa peau).  Néanmoins, le choix de se limiter à de courtes anecdotes m’apparaît problématique.  Pas le temps d’entrer de plein pied dans une histoire, de s’y perdre en imagination, de s’attacher aux personnages – qui pourtant seraient attachants (Le bébé deviendra cuisinière et fera d’extraordinaires tartes au sucre… C’est déjà tout? J’en aurais pris davantage.).

Sur son site, Beaulieu avoue s’être spécialisé dans ce type d’histoires courtes avec une chute rapide:

« …Mon expérience dans la création de contes courts m’a amené à bien maîtriser les méthodes conduisant à capter l’attention vite et à conclure rapidement, avec un dénouement inattendu et souvent humoristique. »

De telles histoires courtes sont fort utiles dans un répertoire. Elles donnent du rythme à un spectacle. Toutefois, lorsque le spectacle n’est composé que d’histoires courtes, il risque de manquer d’une certaine profondeur, me semble-t-il.  Or, le spectacle Une chaise pour tous dont j’ai entendu des extraits, sera composé de 18 histoires (selon la vidéo disponible sur son site Web).  Seront-elles toutes courtes (autrement, difficile d’en faire 18)?  Si oui, pas le temps de respirer. Comme spectateur, je suis essoufflé.

De même, la mise en scène n’est pas étrangère à cette impression de vertige. Guillaume se démène, bouge beaucoup, occupe tout l’espace et un peu plus.  C’en est parfois étourdissant (À sa décharge, il contait dans une alcôve quand je l’ai écouté.  Ça restreint pas mal les mouvements.).  Il se retrouve souvent sur le plancher, à quatre pattes ou les quatre fers en l’air.  Évidemment, sitôt qu’on est assis à la seconde rangée ou derrière, on perd ce qu’il fait dans ces moments-là.  Je m’interrogeais sur ce choix quand tout à coup cela m’a frappé : La mise en scène est faite pour une scène surélevée!  On me présentait un spectacle pour la scène… dans un bar.  Le problème, c’est que le circuit de diffusion du conte au Québec compte plus de bars et de cafés que de scènes à l’italienne.

Par ailleurs, le fait d’avoir systématiquement recours à cette « chaise pour tous » n’est pas sans poser de question.  Pourquoi ce besoin d’un accessoire?  Les histoires ne sont-elles pas assez fortes en elles-mêmes?  Il y a de belles trouvailles dans l’utilisation de la chaise, mais cela semble parfois forcé, comme s’il s’agissait d’une performance en soi (« Regarder tout ce que l’on peut faire avec une chaise! »).  En définitive, cela distrait souvent des contes. De manière générale, la mise en scène prend beaucoup de place, ce qui fait qu’on sent souvent « la cassette »: Tout y est très placé et on perd de la spontanéité qui fait souvent l’intérêt du contage, selon moi.  D’après le mot d’un autre spectateur, on est parfois plus près du sketch que du conte.

Guillaume Beaulieu et moi avons pris des chemins fondamentalement différents.  Il a choisi de conter professionnellement (sur une base hebdomadaire apparemment), ce qui ne doit pas toujours aller de soi et oblige sans doute parfois à des compromis difficiles, de longues heures sur la route et bien des soirées loin des siens. J’ai choisi d’exercer le conte en « amateur éclairé » comme un loisir où je m’investis autant que je le peux et avec toute l’exigence dont je suis capable.  J’ai investi le gros de ces dernières années à me former. J’ai eu accès à des formations d’une qualité exceptionnelle. D’aucuns diront que j’aurais dû conter davantage et me former moins.  J’avais besoin de ce temps pour réfléchir ma démarche. Aujourd’hui, j’en arrive peu à peu à la pratique, mais la réflexion n’est jamais bien loin.

Il me semble que le choix même d’exercer l’art du conte suppose de s’inscrire en faux face à l’accélération de la société actuelle. Autrement, pourquoi ne pas scénariser des vidéo-clips ou des jeux de console?  Dans la conception que j’en ai, conter, c’est de l’artisanat. Cela suppose de la patience et des temps de rêverie, d’apprivoisement, de finesse, de rigueur, de partage dont notre monde a bien de besoin. Les conteuses et conteurs doivent-ils nécessairement entrer dans ce moule?  Peuvent-ils être autres choses que des apôtres et prosélytes de la lenteur? Cette conception est héritée de mes maîtres Pons, Van Dijk, Desprèz, Darwiche, Hindenoch, Rignanese, Faubert, Bouthiller, etc., j’en suis très conscient.  Compte tenu de la qualité du travail de ces gens, j’en suis fort aise et me trouve privilégié de m’inscrire dans ce courant.

Il n’y a pas vraiment d’école de conte au Québec et apprendre cette discipline en autodidacte demande beaucoup d’audace et de motivation, ce qu’il faut applaudir.  Néanmoins, des activités de formations s’offrent et on peine à les remplir!  J’avoue mal comprendre les conteuses et conteurs émergents qui s’évertuent à pratiquer leur art sans en connaître l’histoire et la tradition, comme s’il n’y avait jamais rien eu avant eux.  Comme si ceux qui pratiquent ce métier depuis dix, vingt, trente ans n’avaient rien à leur apprendre. Comme si le conte n’était pas aussi vieux que la roue et qu’il fallait constamment le réinventer.  Il y a une naïveté du débutant qui est belle parce que quelqu’un s’ouvre à un art qu’il ne connaît pas.  Il y a une autre naïveté qui est moins jolie parce que le manque d’humilité freine l’effort d’apprendre.

Je ne veux pas insinuer que Guillaume Beaulieu a davantage besoin de formation qu’un autre conteur (en fait, je crois que nous en avons tous de besoin).  Il est le meilleur juge de sa démarche et de ses objectifs artistiques.  Seulement, Beaulieu se sent assez solide pour donner des ateliers aux enfants par le biais du programme Artistes à l’école. Il faut bien vivre, sauf qu’il va forcément transmettre à de nombreux enfants cette perception du « conte en accéléré », du « conte vidéo-clip » qu’il pratique lui-même. Ceux qui comme lui chevauchent des orignaux et foncent avec panache à travers les bois ne risquent-ils pas d’arracher de jeunes pousses encore fragiles sur leur passage?