La nostalgie des jeux de donjons

Cet été, j’ai lu Fantasy Freaks and Gaming Geeks: An Epic Quest for Reality Among Role Players, Online Gamers, and Other Dwellers of Imaginary Realms de Ethan Gilsdorf. Mi-parcours personnel, mi-enquête journalistique, j’ai failli ne pas acheté le bouquin parce que je me disais que j’aurais pu l’écrire moi-même…  En effet, de douze à trente-trois ans, j’ai été un adepte – solide – de jeux de rôles de table (ou « avec papier, crayons et dés », ce qui les distinguent de leurs cousins informatisés).  Comme toujours, jouer ne me suffisait pas: il me fallait comprendre comment ça marchait, pourquoi on jouait. Mon mémoire de maîtrise a donc porté sur la question…

Quand j’ai réalisé que le père de Gilsdorf avait été mon patron à Concordia (il était responsable du Département de communications où j’ai fait ma maîtrise et donné ma première charge de cours) et surtout quand j’ai lu que la mère de cet auteur avait été « transformée » par un anévrisme, au point qu’il avait l’impression qu’elle était devenue quelqu’un d’autre…  J’ai trouvé que l’accumulation de coïncidences et de liens avec ma propre vie commençait à être troublante…  J’ai donc passé à la caisse et payé.

Finalement, le livre s’est avéré un excellent achat. Gilsdorf est touchant alors qu’il se présente comme un geek qui s’assume mal (ou que sa blonde assume mal, c’est selon) qui part en quête de son identité profonde à travers la visite de sous-cultures et fandoms connus et… moins connus (j’avoue que le wizard rock m’a laissé pour le moins troublé). Bien que l’image des geeks ait beaucoup changée dans les médias (la seule lecture de l’entrée Wikipédia sur le terme vaut la peine!), il est vrai qu’il me reste une certaine pudeur à parler de mon hobby d’adolescence, du temps, de l’énergie ou de l’argent que j’y ai consacré.  Je me souviens d’une autre étudiante à Concordia qui se scandalisait de tout ce talent et cette intelligence mis au service de « problèmes qui n’existent pas, alors qu’il y a plein de vrais problèmes autour de nous ».

Pourtant, ces jeux ont été à la base d’une partie de ma vie sociale à l’adolescence, au début de l’âge adulte et jusqu’à ce que je devienne père de famille (passage qu’observe d’ailleurs Gilsdorf).  Ils m’ont permis d’apprendre l’anglais, de mieux comprendre la politique et l’histoire (à partir de l’époque médiévale, mais il est certainement possible d’extrapoler…), de briser l’isolement une fois arrivé dans de nouvelles villes, etc.  Grâce à ces jeux, j’ai fréquenté des gens que je considère encore comme mes meilleurs amis (nous avons «virtuellement » tellement voyagé ensemble!).  Nous étions alors loin de soupçonner l’influence que cette forme de loisir allait avoir sur le développement de l’informatique, de la culture populaire, les jeux vidéos et, aujourd’hui, sur certaines expériences de pointe dans le domaine de la formation.

Surtout, la conception commune d’histoires alors que les joueurs incarnent des personnages qui interagissent avec l’univers qu’a conçu le maître de jeu reste une modalité de création collective qui ne m’apparaît pas avoir été égalée. Je crois pouvoir y retracer les germes de ma passion pour le conte qui s’y est nourrie d’archétypes de héros, de monstres provenant de toutes les cultures et de trésors magiques fabuleux.  Le niveau d’engagement et d’immersioimaginaires que l’on atteint dans les moments intenses de jeu est particulièrement puissant.  C’est ce que les spectateurs de conte recherchent quand ils disent « ne plus être assis dans la salle à écouter le conteur », mais bien « être très loin, dans l’histoire ».  De même, les joueurs de rôle oublient à certains moments le sous-sol, la pizza, les dés et les figurines qui traînent sur la table…  Ils sont un cyborg elf noir, un espion kender, un gnome illusionniste ou un moine karatéka dans les Royaumes oubliés, au confins de la galaxie, sur Athas, Tareh, Al Amarja, dans les rues de Vimary, Laelith ou Sanctuary…  Ethan Gilsdorf écrit:

…« If they won’t write the kinds of books we want to read, we shall have to write them ourselves, » Tolkien wrote to his buddy C.S. Lewis […] Like Tolkien and Lewis, JP and I and the rest of the gang told riddles in the dark – in person, every Friday night, in someone’s living room. […] Playing D&D we became bards, storytellers, and entertainers. We played roles – fighter, cleric, magic-user, thief – and we played face-to-face, and made a better place for us. We helped each other through […] « the labyrinth of being a teenage boy. »

Je n’ai pas abandonné le JdR [acronyme de « jeu de rôle »] parce que je me suis lassé de la formule.  Ou plutôt oui… Je me suis épuisé à cause du  temps de préparation considérable requis pour ce qui n’est souvent qu’une seule représentation/partie devant quelques personnes, si proches et engagées soient-elles  (C’est beau l’éphémère, mais tout de même…). Néanmoins, je m’ennuie du jeu et de la camaraderie qui l’entourait alors qu’il constituait des références juste assez hermétiques pour nous permettre de distinguer entre ceux que l’imaginaire rebutait et ceux qui nous ressemblaient.

J’ai encore plusieurs livres présentant différents jeux (des « mondes en boîte » comme quelqu’un l’a déjà écrit) et je me promets bien de faire connaître ce loisir à mes enfants un jour.  Ils décideront ce qu’ils font de cette découverte, alors que les jeux de leurs adolescences risquent d’être passablement plus numériques… [voir mon billet sur le storytelling transmédia]

S’il n’explore pas nécessairement de nouvelles avenues dans son livre, Gilsdorf offre des pistes pertinentes pour comprendre le besoin d’évasion des joueurs, adeptes de science-fiction ou de médiéval-fantastique qu’il est amené à côtoyer pendant sa rédaction.  Dans le chapitre « Being a hero ain’t what it used to be », il évoque le besoin de faire partie de quelque chose de plus grand que soi avant de mourir, ce que j’ai déjà appelé le « besoin de sens » [voir ma page « Pourquoi je conte »]:  « We do want to feel part of a larger narrative, which is to say, we fear death and want to be remembered. We desire immortality. »

Je me permets de citer et faire miennes quelques phrases de sa conclusion parce qu’elles font écho à ma situation et à mon désir de conter:

I will always struggle with some dissatisfaction with reality. Simple pursuits – folding laundry, mowing the lawn, watching American Idol – can seem paralyzingly dull when compared to the exploits of that parallel Ethan in a faraway land.  But that’s real life. I would always be a fantasy freak, even if I wouldn’t always indulge it. […]

But for most of us, it’s not mind-numbing escapism we seek. It’s a second chance. […] Perhaps storytelling would create that better kingdom.  Perhaps a world might be fashioned – in my mind, anyway – where my mother might make her saving throw [NDLR: littéralement « jet de survie », une règle de jeu qui permet à un personnage d’échapper à un sort funeste] and live again whole and complete. A new story to make up for past suffering.  A new realm where we all might have a second chance. Is this not the gift of imagination? »

Répondre au courrier 4: les forces centrifuges

J’ai déjà moi aussi déploré le fait que l’on se retrouve souvent seul devant son miroir à pratiquer ses histoires.

Il m’est cependant difficile de parler de la solidarité du milieu ou non, notamment parce que je connais relativement peu la situation à Montréal et à Québec (des lieux où le « milieu » compte assez de personnes pour qu’il y ait solidarité ou non).  Je ne peux que déplorer la situation que je constate de l’externe : il y a des « gangs »… et pas toujours beaucoup d’échanges entre ces clans.  Ce réflexe clanique est assez naturel quand on y pense.  Qui s’assemble se ressemble et l’on fraie plus volontiers vers ce qui nous est connu et familier.  C’est vrai que l’on y perd tout ce que les uns et les autres pourraient s’apporter.

En Estrie, j’ai déjà écrit que le Cercle des conteurs des Cantons de l’est formait un groupe serré, dont les rapports débordent souvent ceux reliés strictement au conte (on se visite, nos familles se côtoient, etc).  Il faut probablement nuancer ce portrait: Y’a ceux qui se sentent exclus, ceux qui choisissent de s’exclure eux-mêmes, ceux qui viennent nous voir et repartent parce que « ça ne colle pas ».  Même dans le « noyau », le fait est que l’implication des uns et des autres reste assez variable, notamment selon les responsabilités et occupations de tous et chacun.

Vrai que souvent l’on compte sur les autres conteurs pour être spectateurs des spectacles de conte…  (Et je reste convaincu qu’il est sain et nécessaire d’en voir beaucoup, de voir évoluer nos collègues, de découvrir de nouveaux talents.  Ça fait partie intégrante de l’auto-formation!).  Sauf que les activités de conte se multiplie et il devient difficile d’être présent à tout.  Je sais pour ma part que j’ai manqué cette année seulement au moins deux spectacles que je tenais absolument à voir, et ce pour des raisons bêtes de synchronisation avec d’autres obligations personnelles.

Constatons enfin que différentes personnes font du conte pour différentes raisons, avec des niveaux de priorité changeants, ce qui explique parfois ce degré d’implication variable, la participation ou non à des activités de pratique ou de formation.  J’ai plus d’une fois été déçu parce qu’un ou une collègue préférait une autre activité de loisir ou « mettait le conte de côté pour un certain temps ».  Ainsi va la vie, difficile de reprocher à un coeur d’aimer… puis d’aimer moins et de voler vers d’autres cieux.

En Estrie, notamment, plusieurs conteurs sont également parents de jeunes familles…  La conciliation travail-loisir-famille, ça se vit aussi dans le milieu du conte.  Cela n’excuse pas tout, mais ça permet de relativiser et d’être philosophe.

Pour moi, une partie de la solution au problème du manque de participation passe par la formation de jeunes conteurs (de niveau collégial et universitaire, disons) et celles de conteurs aînés (pré-retraités et retraités).  D’abord, il y a là une diversité d’expériences et une richesse intergénérationnelle à exploiter.  Par ailleurs, ce sont des gens avec davantage de temps à consacrer à une passion nouvelle…  La contrepartie: ces gens ont souvent beaucoup de passions nouvelles!

Soudain, ils entendirent conter…

Mon autre « re-coup de coeur » de lecture pendant le temps des fêtes, c’est Suddenly They Heard Footsteps – Storytelling for the Twenty-First Century de Dan Yashinsky (Vintage Canada, 2004). Il a été traduit par les éditions Planète Rebelle en 2007. Je le lisais pour la troisième fois, je crois.  Ici aussi, une lecture stimulante, mais définitivement réconfortante.

Dan Yashinsky est l’un des plus importants conteurs du Canada anglais. Fondateur du Toronto Festival of Storytelling, il conte depuis plus de trente ans.  C’est aussi un homme extrêmement simple et extraordinairement sympathique que j’ai eu la chance de rencontrer à quelques reprises.  Son intellect vif lors des échanges et son visible amour des gens sont contagieux.  Avec les conteurs anglophones des Township Tellers, il a été une de mes portes d’entrée vers le milieu du conte anglophone où la dynamique est plus axée sur le communautaire que sur le spectaculaire.

J’aime le livre de Dan parce que ça se lit comme une biographie.  C’est touchant et profondément humain, donc facile d’accès.  Mais, en même temps, c’est une biographie de conteur.  À travers tous les épisodes biographiques filtre de nombreuses leçons pour les conteurs novices qui veulent bien y porter attention:  Comment animer une soirée de contes?  Comment apprendre des conteurs d’expérience? Comment bien choisir les contes trouvés dans les livres? Quand et comment adapter un récit traditionnel?

Par ailleurs, c’est merveilleusement teinté de l’humour pince-sans-rire de l’auteur.  Ça donne des passages comme suit:

« Il y a deux savoir-faire extrêmement importants que les conteurs doivent maîtriser.  Le premier, c’est comment déplacer les meubles.  Le second, c’est comment apporter une tasse de thé à une vieille dame. »

J’ai peu entendu Dan Yashinsky conter, mais c’est certainement l’un des auteurs les plus généreux qu’il m’ait été donné de lire.  Qu’il parle avec émotion des derniers moments passés avec ses mentors en fin de vie ou d’avoir raconté à son fils qui reposait entre la vie et la mort dans une unité de soins néo-nataux, il partage sans pudeur l’amour, voire la nécessité, de l’art oral qui pour lui se tisse intimement avec la vie.

« Nos histoires et nos proverbes constituent un cadre à l’intérieur duquel les enfants comprennent quelle place ils occupent dans le monde.  À travers ses récits souvent répétés, une famille se rappelle son histoire, ses valeurs, son goût de l’autodérision, ses moments d’héroïsme et les victoires de sa survivance.  En grandissant, on entend tout le temps ces petites histoires et ces fragments de souvenir sans y prêter attention; plus tard, on les chérit. C’est grâce à eux que nous savons comment notre traversée de la vie a été perçue, rappelée et évaluée. […]  Nous sommes nés dans des maisons faites de briques et de bois.  Mais nous sommes nés aussi dans des maisons faites d’histoires, de souvenirs, de dictons et de citations.  Les histoires gardées vivantes dans les familles marquent la croisée des chemins du passé, du présent et de l’avenir. »

C’est pourquoi il encourage les conteurs à puiser dans ce fonds pour constituer leur répertoire.  Pour lui, tous savent « parler conte », une habileté culturelle acquise au fil des jeux de mots, comptines et calembours, mais il faut s’y reconnecter:

« À mesure que l’on construit son répertoire de contes, il est important de garder à l’esprit que l’on construit sur des fondations qui remontent à l’enfance.  Chaque histoire que l’on apprend ajoute une nouvelle qualité, une profondeur et une aisance à un second langage que l’on a commencé à maîtriser la première fois que l’on a joué à faire ‘coucou’. »

C’est ainsi que pour lui, les humains sont « storytropic », viscéralement interpelés par les contes…

« Les contes oraux veulent nous aider à nous souvenir que la vie sur notre verte planète est éclairée à la fois par la lumière du jour et par la lumière des contes.  C’est pourquoi même les plus sceptiques écoutent de bon coeur le conteur quand il commence.  Soumis au tropisme du conte, nous sommes attirés par le récit aussi naturellement que les tournesols s’ouvrent au soleil. »

En nous racontant sa première expérience de contage dans un camp d’été, alors qu’il a rencontré son premier « dragon », un enfant difficile qui ne cessait de l’interrompre, il nous rappelle un truisme fondamental de l’art du conte, mais que l’on oublie si souvent : « Celui qui écoute est le héros du conte. »

« …Chaque fois que je conte devant un public, j’essaie de me souvenir que le héros de mon histoire est peut-être assis là, juste en face de moi.  Il ou elle est celui ou celle de qui l’on dit qu’il apprend lentement, qu’il ou elle est bête, celui ou celle qui risque de devoir abandonner ses études.  Pour ceux ou celles-là, l’histoire est bien plus qu’une suite divertissante de mots.  Ils écoutent parce qu’ils veulent que l’histoire soit vraiment la leur, une histoire qui puisse même contenir leurs folles passions, leurs peurs, leurs inconduites insensées et leur chance de pouvoir changer. »

D’auditeur-héros en auditeur-héros, c’est le rêve de tous ces « fous d’orage » (storm fools) que sont les conteurs qu’enfin leurs histoires parviennent à « réparer le monde » [Je conserve cette dernière citation en anglais parce qu’elle m’apparaît plus puissante en version originale…]:

« People have a new desire to reconnect to their own voices, memories and stories.  We’ve come to realize that we can’t double-click on wisdom. You must spend time listening and what you must listen to are stories told by word of mouth. The human race has never found a better way to convey its cumulative wisdom, dreams and sense of community than through the art and activity of storytelling. […] …In an age where the story-fire is almost extinguished, when news replaces narrative, and broadcast voices replace the living tongue’s frequency; when screenglow replaces hearth-fire, and data replaces wisdom…  We must rediscover the very form of storytelling, and through that begin to find the stories that will mend the world. »

Moi, c’est le genre de citations qui me font du bien à l’âme.  Ça me confirme encore et encore mon choix de consacrer une partie de ma vie à cet art.

Est-ce que j’ai dit que c’était un livre essentiel? Mike Burns m’a déjà confié qu’avec Conter, un art? de Michel Hindenoch, ça lui apparaissait un des ouvrages les plus complets sur notre métier…

Qu’est-ce que vous attendez pour aller vous en chercher une copie?

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MÀJ (18/01/10): À bien y penser, c’est aussi un livre intéressant pour les non-conteurs.  Yashinsky y parle du désir de conter, comme un besoin, voire une urgence.  Utile pour les gens qui se demandent qu’est-ce qui pousse ces fous et ces folles à apprendre des histoires par coeur et à aller les raconter à leurs semblables…

Passage à l’A.C.T.E. (parler du conte)

Le 9 décembre dernier, référé par Productions Littorale, j’ai été reçu dans un atelier de conte offert à l’Association des accidentés Cérébro-vasculaires et Traumatisés crâniens de l’Estrie (A.C.T.E.).  L’objectif de leur animatrice, « reçevoir un conteur » qui leur « parle du conte ».  Durée: 1 h.  Première « conférence contée » pour moi ou du moins première expérience à témoigner de ma passion.

Bon, je leur dis quoi?  Par où commencer?  Et quoi raconter?  J’ai eu diverses idées, consulté ma fée-marraine qui m’a suggéré de « liquider les mythes » d’emblée (le conte n’est pas que pour les enfants, le conte n’est pas que de l’humour, etc.)  pour pouvoir ensuite parler de ce qui nous passionne.

J’ai fini par choisir d’aborder ce vaste domaine par les questions journalistiques classiques: Qui? Quand? Quoi? Où? Comment? Pour qui? Pourquoi? Je parlerais de l’art tel que je le connais, mais pour chacune des questions, je ferais un parallèle avec ma démarche personnelle.  J’en profiterais pour déboulonner un ou deux mythes en passant…

[Par la suite, je me suis aperçu que c’est un peu ce que fait Dan Yashinsky dans le premier chapitre de son excellent livre Suddenly, They Heard Footsteps (2004) alors qu’il imagine rencontrer son lecteur dans l’avion et le genre de questions que supposerait une conversation avec lui…  Le livre a été traduit chez Planète Rebelle en 2007.  Je le relis souvent et ne peux que le recommander.]

  • Qui? Selon une étude du RCQ (2004), il y aurait plus de 300 personnes au Québec de tous niveaux, de l’amateur au professionnel, qui se disent « conteurs » ou « conteuses ».  Ils sont hommes, femmes, jeunes, vieux, proviennent du théâtre, de la littérature, de l’ethnologie, de l’animation, moins des bibliothèques contrairement à la France.  Mais il y a de tout, du professionnel au manuel…  Je me suis présenté et j’ai rappelé que, non, il n’y avait pas que Fred Pellerin qui contait.
  • Quand? On conte depuis toujours.  Il y a bien dû avoir quelqu’un qui a fait des récits de chasse sous les dessins des grottes de Lascaux…  Seulement, une coupure apparaît au cours du vingtième siècle avec l’électrification, puis la radio, la télévision et maintenant Internet.  Le conte effectue un retour en Europe dans les années 70 avec les mouvements de retour à la terre et aux régions.  Au Québec, il faut attendre le début des années 90 pour vraiment observé une telle résurgence, bien que Jocelyn Bérubé, Alain Lamontagne, Michel Faubert et d’autres portaient le flambeau auparavant.  Non, le conte n’est pas que du folklore (voir point suivant) et je conte depuis 2003.
  • Quoi? Qu’est-ce qu’on conte? Les répertoires sont extrêmement variés, allant justement du traditionnel merveilleux au conte urbain trash, en passant par les contes drôles, dramatiques, philosophiques (contes de sagesse) ou plus militants, des récits de vie, les légendes, les mythes, les contes amérindiens ou de différentes cultures.  Donc, non, le conte n’est pas destiné qu’à faire rire, mais on rit souvent.  Je raconte quelques histoires que j’ai écrites, mais surtout des contes traditionnels de tous les pays.  J’ai une filiation par alliance avec les contes franco-ontariens (mon épouse est originaire de Sudbury).  Et, c’est pas de ma faute, j’ai une prédilection pour les contes où il est question de la vie après la mort.
  • Où? On conte partout: Pour la plupart des pays industrialisés, on conte dans les garderies, les écoles, mais aussi les foyers pour personnes âgées, les prisons, en famille, dans des appartements, dans les fêtes populaires, les musées, mais beaucoup dans les bars et les cafés.  Le conte contemporain est sensiblement urbain.  Non, les spectacles de conte n’ont pas lieu seulement ou tellement sur scène.  J’ai conté surtout en Estrie, quelques fois à Montréal (dont aux Dimanches du conte du défunt bar Le Sergent recruteur), deux fois à Québec, une à Rimouski, dans des restaurants, des bars, et même en plein air.
  • Comment? La question est déjà plus complexe, donc difficile de parvenir à une réponse simple.  Je dirais d’abord qu’on conte par coeur – Luidgi Rignanese dirait « par corps ».  On n’apprend pas un texte, mais on mémorise un canevas, des images.  Le plus souvent, on conte simplement, assis ou debout.  Selon sa tradition, on conte parfois avec accessoires ou costumes.  Surtout, il n’y a pas de « quatrième mur »: On s’adresse directement à l’auditoire, sans faire comme s’il n’était pas là.  C’est pour cela qu’on dit souvent que le conte est « art de la relation ».  Donc, non, pour nous « jouer un texte » ou lire une histoire à un public (dans une bibliothèque, par exemple), ce n’est pas vraiment « conter ».  Pour ma part, j’ai des rituels.  J’ai une formulette d’entrée (j’en cherche une de clôture).  Je m’habille tout en noir, essentiellement pour ne pas distraire les gens de ce que je raconte, mais ça correspond aussi à un certain dépouillement qui colle à mon répertoire.  J’ai besoin de m’isoler avant de conter (pour repasser mes histoires ou juste en humer le « parfum » (dixit Michel Hindenoch), me retrouver, etc.).
  • Pour qui? Je dis souvent que, théoriquement, dans un tel foisonnement de styles, tout le monde devrait y « trouver son conte ».  Et on conte effectivement pour tous les publics.  J’imagine que quelqu’un qui serait complètement fermé à tout ce qui est imaginaire risque de s’ennuyer un peu.  Encore qu’il y a des conteurs qui font du récit de vie ou de guerre, des histoires poignantes, complètement ancrées dans la réalité des choses.  Alors, non, on ne conte pas que pour les enfants.  D’ailleurs, je conte surtout et plus facilement aux adultes.
  • Pourquoi? Euh… C’est LA question.  Mon ami Éric Gauthier prétend qu’il conte à chaque pleine lune parce qu’il a été mordu par un autre conteur pendant une bataille dans un bar. (J’aime bien utilisé cette citation – en l’attribuant à Éric, bien sûr). Il y a probablement autant de motivations qu’il y a de conteurs.  Plusieurs disent ne pas pouvoir faire autrement.  Simplement, ils sont amoureux des contes et des gens, veulent donc partager leur passion.  Dans le milieu du conte, on dit que ce sont les contes qui nous choisissent.  Certains enseignent, rapprochent, apaisent, guérissent.  J’ai déjà tenté de répondre à cette question ici.  J’y résumais différentes motivations de conter: reconnaissance, appartenance, accessibilité, patrimoine, mobilisation.  De mon côté, je conte pour « donner du sens ».

Évidemment, j’avais trop de matériel et j’ai manqué de temps.  En fait, je ne me suis rendu qu’au « Où? », mais je pense avoir parlé des autres points à travers ma présentation.

J’aurais voulu faire un conte pour chaque question et j’en avais préparé quelques uns:  « Nasr Eddine qui se chauffe à la lune », « Le dernier voeu du vieux Veilleux », « Le rite du Baal Shem Tov », « Le dernier homme sur terre et l’enfant »….

J’ai fini par faire un conte drôlatique en intro, ce que j’appelle « L’oncle conteur » : un bêta sans le sou veut épouser la fille du roi et sa mère, inquiète des suites de l’audience royale, envoie son frère conteur pour accompagné le jeune.  À chaque question posée par le roi, l’oncle « embellit » les réponses plutôt ordinaires de son neveu.  À la question, « Mais pourquoi te grattes-tu? » Le neveu répond simplement qu’il a un bouton qui le pique.  L’oncle, fidèle au penchant irrépressible des conteurs pour l’exaggération, ne peut s’empêcher d’en ajouter…

J’ai fait écouter « Marie-Tatou », conte du Déparnneur de mon ami Marc-André Caron.  D’abord parce qu’il est court (j’avais peu de temps) et que je connais par coeur les contes de Marc-André.  Je savais aussi que peu de gens l’aurait entendu.  Surtout, il me semble un parfait exemple de structure de conte facile à reconnaître dans une création contemporaine.

Finalement, j’ai raconté « Tea with the Devil » pour conclure.  Un de mes plus vieux contes, c’est un classique qui marche toujours bien.  Un anglais invoque involontairement le Diable alors qu’il cherche la pierre philosophale.  Le Diable lui offre la pierre en échange de son âme.  Il doit fixer une tâche au Malin, mais celui-ci sait tout et peut se rendre partout.   Par ruse, l’anglais réussira à obtenir le beurre et l’argent du beurre…

Y’a-t-il des choses que j’aie oubliées?  Des mythes encore à liquider?  Vous, comment parlez-vous du conte à ceux qui ne le connaissent pas?  Comment puis-je améliorer cette entrée en matière?

Passer à l’A.C.T.E m’a fait réaliser que l’enseignement me manque (j’ai dû choisir l’an dernier entre enseigner et conter).  Mais parler du conte va pour moi au-delà d’enseigner : C’est partager quelque chose que je trouve fondamental.  Merci aux gens de l’A.C.T.E.  J’espère bien qu’il y aura d’autres occasions similaires.

Rencontre internationale sur le conte: impressions en rafale

Difficile de parler de tout ce qui s’est dit ou même de ce que j’ai réussi à capter de toute la richesse de cette fin de semaine… à travers la mauvaise grippe que j’ai traîné et qui a certainement nuit à mon écoute et à ma participation (désolé d’avance pour ceux que j’aurais contaminé).  Nécessité de laisser du temps de décantation.  Tout de même, quelques bulles qui remontent à la surface:

En introduction, un témoignage passionnée de la marraine de l’événement, Micheline Lanctôt qui a préféré pour ses enfants les contes de Grimm à la « littérature de CLSC » (les livres du type « Papa fait le marché » ou « Pierrot fait ses devoirs »);

– Une conférence d’ouverture fort instructive de Marc Aubaret qui permet de replacer le conte au milieu de toute la famille de l’art oral (mythes, épopées, légendes, fables, formes courtes);

Samedi matin, les raisons de raconter encore en 2009 avec Marc Aubaret, Mike Burns, Jihad Darwiche et Regina Machado.  Simplement, le monde en a de besoin plus que jamais. Besoin de repères, besoin de communauté, besoin d’imaginaires faces aux horreurs du monde, besoin d’espoir…  Plus personnellement, je découvre par ces les témoignages de ces conteurs à quel point le conte peut enseigner… subtilement.  À approfondir;

Samedi midi, des bribes du Piège d’Issoudun, film où Mme Lanctôt intègre le conte du Génévrier des Grimm.  Heureusement que je savais la fin, ça m’a moins troublé;

Samedi après-midi, lors d’une table ronde sur les pratiques, ce que Jocelyn Bérubé a appelé à posteriori le « Code Falquet »:  Une grille proposée par Jacques Falquet pour décrire la diversité des pratiques de conte.  J’aurai l’occasion d’y revenir parce que la grille de Jacques – sans doute imparfaite – a le mérite de nous permettre de sortir de la sempiternelle question du « C’est-tu du conte, ce qu’il fait lui? ».  D’autre part, le témoignage bouleversant de Regina Sommer qui a parlé de la coupure des allemands d’avec leur tradition orale depuis la seconde guerre.  J’ai versé plusieurs larmes sur ce peuple orphelin de ses propres mythes ensevelis sous les fantômes et les squelettes de placard.

Samedi soir, très chouette spectacle.  Je découvre Regina Sommer comme conteuse.  Je connais tous les autres et les apprécient tous avec leurs couleurs si distinctes, mais j’ai encore un faible pour Hindenoch et Darwiche.  Des plaisirs personnels: Mike Burns qui raconte l’histoire de Fionn Mac Cumhaill et du saumon de la sagesse (qui apparaît dans un conte que je prépare), Hindenoch qui raconte l’histoire du moine que l’extase mystique fait se perdre dans les méandres du temps (un de mes favoris) et Yachinsky qui raconte la très belle fable du Léopard et de la tortue qui prépare sa légende avant de se faire trucider (l’illustration même que le conte permet la résistance)…

Dimanche matin, des perspectives tantôt optimistes, tantôt pessimistes avec Marc Aubaret, Jocelyn Bérubé, Michel Hindenoch et Dan Yachinsky.  Ma fronde affectueuse contre Dan qui se demandait « Si les histoires nous choisissent, comment cela se fait-il? ».  Belle question s’il en est une!  Mais du même souffle, il prétendait que c’était une question pour les conteurs d’expériences, que les jeunes conteurs étaient trop occupés à amasser des histoires pour se questionner sur le répertoire.  Je suis donc aller au front pour revendiquer le droit pour les conteurs émergents de se poser la question du répertoire.  Je pense simplement que Dan a été surpris que cela puisse autant intéresser un « jeune ».  Suis-je le seul?

Dimanche après-midi: Un atelier sur la transmission du répertoire où je prends conscience du fossé entre conteurs d’expérience qui seraient heureux de partager leur répertoire mais croient que ça n’intéresse pas les jeunes et conteurs émergents trop mal à l’aise pour aborder ces grands.  Sans compter que les « vieux loups » ont leurs propres problèmes.  Comme l’illustrait bien Jocelyn Bérubé, « Ils veulent enseigner ce qu’ils savent de la forêt aux petits loups, mais la forêt a été coupée.  Leur monde a changé.  Ils ont peine à se répérer dans le territoire. »  C’est décidé, si un jour je fais un doctorat, ce sera sur l’élaboration par les conteurs contemporains (n’ayant pas bénéficié de la transmission traditionnelle) d’un répertoire de conte.

Par ailleurs, quel plaisir d’entendre Jocelyn Bérubé évoquer ses premières collectes en 1973 auprès d’un monsieur Desrosiers, violoneux et conteux, sous les questions toujours très justes de Dan Yachinsky.  Un moment que je chérirai longtemps…

En résumé, une belle fin de semaine dont je sors fort satisfait!

À la fin, il me reste tout de même un petit malaise, soit  l’impression très personnnelle que le milieu du conte est tellement pris dans ses propres problèmes et son propre besoin de définitions qu’il a de la difficulté à laisser de la place aux préoccupations de gens de l’extérieur, intéressés par le conte, mais qui l’abordent sous l’angle d’autres formes d’art, de vélléités thérapeutiques, de questionnements ethnologiques, etc.  Je sais que c’était le souhait des organisateurs que ce colloque s’ouvre à toute personne intéressée par le conte, mais de mon point de vue cela s’est terminé en réunion de famille.  Ça n’est pas triste et ça n’est pas nécessairement une mauvaise chose. Ce n’est la faute de personne et il y a amplement à discuter entre nous pour que ce soit passionnant.  Pourtant, il me semble qu’on se prive d’apports externes qui pourraient nous permettre de sortir de nos lieux communs, de nos problèmes qui apparaissent souvent insolubles de l’intérieur.  Évidemment, ça veut dire accepter qu’on n’irait pas aussi loin ni aussi vite parce qu’il faudrait expliquer à ces gens le B-A-BA du contage (au sens où nous l’entendons) et possiblement lasser les initiés.  Comment en sortir?

À propos de plaisirs gustatifs…

L’idée du « régal » suggérée par Gigi Bigot m’a ramené à ce texte que j’avais écrit il y a un peu moins de deux ans (le 2 décembre 2007):

«Je suis hédoniste, esthète, épicurien…

En discutant avec des amis, j’ai réalisé que ma façon d’apprécier les contes avait probablement assez à voir avec façon de déguster un vin.  De fait, je dis parfois qu’il faut qu’un vin me parle, me raconte une histoire pour que j’en jouisse!  De même, il me faut avoir un coup de coeur pour un conte, qu’il m’ait frappé, touché, boulversé quelque part.

J’ai eu l’expérience récente de boire un excellent vin mais qui ne m’offrait pas de « prise ».  Il avait un nez court, pour ne pas dire absent; il était bien construit et mature, mais aucune saveur ne s’imposait.  Sa couleur était profonde, mais sans caractéristique particulière.  Malgré son évidente qualité, je suis resté déçu.

Ce que j’essaie de dire quelque part, c’est que si le conteur doit être amoureux de ses contes (dixit Bruno de La Salle, mais aussi Jyhad Darwiche, etc.), ceux-ci doivent lui faire du charme, doivent s’imposer à lui d’une manière ou de l’autre.  Que ce soit par leur structure équilibrée, une image forte, un personnage attachant, une péripétie spécifique, un objet poétique… »

Ainsi, pour que je tombe amoureux d’un conte au point d’avoir le feu, l’urgence de le dire, il faut que quelque chose en dépasse, fasse saillie.  Il faut que je puisse en dire: « Ah oui! Lui je l’aime parce que (tel motif) » ou encore « Quel belle trame a cette histoire! »  Je lis des centaines de contes par année, mais la plupart sont lisses à mes yeux, ne ressortent pas du lot.  Comme un parfum capiteux qui enivre, des yeux d’une profondeur inusitée, ce sont les détails notables qui séduisent…