Mettre ses histoires dans des pots Masson ou la ‘liberté du conteur’ en conserve

affiche_imaginite-greytexturefinal-sans-info2Le 19 janvier dernier, j’ai vu le spectacle L’imaginite: contes absurdes et sensés du Baie-Comois Jérôme Bérubé. Je connaissais Jérôme pour avoir été l’un de ses collègues de stage et pour son implication au Conseil d’administration du Regroupement du conte au Québec.  Toutefois, je ne l’avais jamais entendu conter.  J’ai beaucoup aimé.

Puisque c’est illustré sur l’affiche qui annonce le spectacle, je ne crois pas révéler un trop grand punch en expliquant que le conteur nous présente d’entrée de jeu des pots Masson où il a entreposé ses différentes histoires.  Pendant le show, il ouvre un pot, fait « prendre l’air » à une histoire, la hume, la raconte, en choisit un autre…  Difficile de ne pas craquer pour cette candeur un peu flyée.

Outre la découverte d’un conteur qui promet, ce sont les réflexions que m’ont inspiré ce spectacle sur la notion de « liberté du conteur » qui intéresseront peut-être les lecteurs de ce blogue.

De l’avis de différentes personnes (et j’en suis), les contes de Jérôme ne sont pas si absurdes que ça, parce qu’on arrive très bien à le suivre dans des récits éprouvés.  Il m’apparaît que l’intérêt de son travail vient du choix inusité de personnages à qui Jérôme fait vivre des aventures somme toute assez classiques (dont on reconnaît le genre). Ce contraste inconnu/connu fonctionne bien, notamment grâce à la finesse de son écriture.  Ainsi, a-t-on droit à un polar dont l’héroïne n’est nulle autre qu’une plaie, à une histoire d’amour dont les protagonistes sont des gènes fondamentaux, à une rébellion contre l’ordre établi qui met en scène LA fin, à la quête de retour aux sources d’un corderon de bois, etc.

J’ai particulièrement apprécié la poésie de ce petit bonhomme seul sur une planète perdue et dont la passion est de lancer des cailloux… jusqu’aux étoiles.  J’y ai vu des clins d’oeil au Petit Prince de Saint-Exupéry. [C’est vrai que je viens de relire ce livre…]

Toujours selon moi, Jérôme flirte habillement avec le stand-up comic en introduction et dans le conte qu’il nous a fait en rappel. Pourtant, le coeur de son travail, c’est bien du conte contemporain. [Et non, je ne me risquerai pas à tenter de définir la différence entre conte contemporain et nouvelle ou récit.]

Parce qu’il m’avait demandé des commentaires en ce sens, j’ai tenté de lui définir un style…   Si je veux absolument donner un nom à ce qu’il fait, je dirais que c’est de la « nature-morte » par comparaison aux peintres qui tentaient d’illustrer le plus fidèlement possible un ou des objets.  Comme c’est un terme un peu triste pour parler du conte et de ces objets qui s’animent et vivent de palpitantes aventures, je pourrais qualifier cela de « nature-vivante ». [Voilà pour ton style, Jérôme!]

*****

Il est de bon ton dans le milieu du conte de parler de la « liberté du conteur »; du fait que, contrairement au comédien ou à l’humoriste, le conteur ne suit pas un texte, mais improvise à partir d’une trame.  Adaptable tant sur la forme que sur le fond, cet à-propos lui ouvrirait toutes grandes les portes de l’imaginaire et lui permettrait d’être en relation authentique avec son public.  Je caricature un peu, mais je crois que l’essentiel y est.


Comme je le mentionnais, L’imaginite est un spectacle très bien écrit et il m’apparaît pas mal réglé comme une horloge…  Mais je me suis demandé quel espace de liberté et d’interprétation il restait à Jérôme pendant qu’il conte (surtout s’il veut placer tous ses astucieux jeux de mots)?  Peut-il jouer et transformer des choses à l’intérieur d’un conte, s’il souhaite conserver la trame et une certaine logique narrative?  Est-ce que les pots Masson, c’est pour faire joli ou si chaque pot représente vraiment une histoire dont il change parfois l’ordre selon ses humeurs?  Pas certain.  N’est-ce  pas d’ailleurs le cas de tous les conteurs qui écrivent leurs textes?

Puis, je me suis fait la réflexion que je n’avais pas tant de liberté non plus avec mes contes traditionnels, si je veux en conserver la direction, l’élan et la couleur…

Je commence à me demander si, au fond, cette liberté n’est pas surtout l’apanage de conteurs et conteuses d’expériences avec un important bagage d’histoires qu’ils maîtrisent parfaitement et dans lequel ils peuvent puiser selon les besoins du moment.  Quand on pense que les conteurs de sociétés traditionnelles pouvaient bâtir une histoire en sélectionnant des motifs à partir d’une « grammaire » propre à leurs cultures…  Ajouter ou mélanger les péripéties en fonction du public et des circonstances.  Parfois, plusieurs récits s’entremêlaient pour composer une oeuvre originale, adaptée à la veillée en cours, et tout à fait cohérente.

Soit, certains conteurs et conteuses actuels sont de redoutables improvisateurs, mais que reste-t-il de la force initiale de l’histoire qu’ils ou elles voulaient transmettre au départ?  Est-ce que les contraintes formatées du spectacle scénique d’auteur permettent encore aujourd’hui cette liberté?  Les créations originales des conteurs-auteurs ne faisant pas partie d’une culture commune, mais constituant des propositions volontairement individuelles, surprenantes et distinctives, pourront-elles jamais s’ajuster, se caler à l’ambiance d’une soirée donnée?  À moins, bien sûr, d’avoir été écrites dans ce dessein spécifique.

À l’instar des accessoires de Jérôme, est-ce que nos histoires ne doivent pas désormais se conserver sous vide, chacune dans son pot Masson, attendant le moment d’être remise à l’air libre, l’une après l’autre, séparément?  Est-ce que ce contact avec l’air ambiant pourrait les affadir, les contaminer ou au contraire en révéler le bouquet?

6 réflexions sur « Mettre ses histoires dans des pots Masson ou la ‘liberté du conteur’ en conserve »

  1. […] « Quand on pense que les conteurs de sociétés traditionnelles pouvaient bâtir une histoire en sélectionnant des motifs à partir d’une « grammaire » propre à leurs cultures… Ajouter ou mélanger les péripéties en fonction du public et des circonstances. Parfois, plusieurs récits s’entremêlaient pour composer une oeuvre originale, adaptée à la veillée en cours, et tout à fait cohérente. »[…]
    ?????????
    J’aimerais bien savoir d’où vient cette information. Ma courte expérience de l’ethnographie en milieu traditionnel québécois et acadien (et un peu breton) montre qu’au contraire, les conteurs traditionnels variaient très peu leurs récits…

  2. « Courte expérience »? Ironie ou modestie, Robert?

    Au fond, je suis assez content que tu soulèves la question (même si je m’attendais surtout à des réactions de la part des conteurs de création), parce qu’en écrivant ces lignes, je me demandais si l’on idéalisait pas un peu la virtuosité des conteurs d’antan…

    Je n’y mettrais pas ma main au feu et j’ai peut-être mal saisi ses propos, mais il me semble que cette affirmation proviendrait de l’un des séminaires suivi avec Marc Aubaret. Mais je souhaite lui donner la chance de répondre lui-même. Il pourra soit me contredire, soit faire les nuances qui me manquent.

    Sinon, on peut mettre cette impression sur ma *véritablement* courte expérience des archives sonores et des retranscriptions du Père Lemieux où l’on sent que des récits s’entremêlent, pas toujours nécessairement avec la maestria que j’évoquais dans mon billet.

    Selon ton point de vue, ça signifierait que les conteurs et conteuses collectés auraient toujours raconté un récit donné avec ces hybridations ou, la mémoire déclinante, auraient « fourché » dans l’histoire au moment de la collecte.

    Ce sont tous des raisonnements valides et qui s’avèrent dans certains cas, j’en suis sûr. Pourtant, parfois ça semble véritablement fait à dessein, pour rallonger ou ajouter des péripéties…

    Je comprends que ça ne correspond pas à ce que tu as pu observer.

  3. Il serait intéressant d’évaluer la liberté dont tu parles dans la pratique concrète des conteurs, plutôt qu’en fonction d’un idéal qui reste évasif.
    – comment et quand choisissent-ils réellement les contes qu’ils présentent lors d’une soirée précise ?
    – comment se préparent-t-ils à conter ?
    – quel étendue de répertoire leur faut-il pour être en mesure d’offrir un conte qui réponde aux besoins immédiats d’un auditoire ?
    – comment cernent-t-ils ces besoins ?
    – qu’est-ce qu’ils entendent par « improvisation » ?

    Personnellement, j’ai un répertoire limité (un soixantaine de contes, pas tous immédiatement disponibles). Je considère que c’est trop peu pour m’adapter à des besoins communautaires sans une sérieuse préparation. Dans les rares cas où je choisis mes contes sous l’inspiration du moment, je réagis en fait aux propositions d’autres conteurs participant à un spectacle collectif, au commentaire d’un spectateur ou à l’invitation d’un organisateur. Le reste du temps, je présente des contes que j’ai choisis et préparés spécialement pour l’occasion. Certains de mes contes sont passés par une version écrite, d’autres non. Dans tous les cas, sur scène, je me réserve une grande marge de manœuvre dans la formulation et une certaine liberté dans la modulation des images. Je n’ai encore jamais changé l’intrigue d’un conte ni composé un récit en amalgamant des motifs choisis à droite et à gauche. Je trouve l’exercice intéressant en atelier et comme outil de création, mais trop périlleux en spectacle.

    1. Je ne t’oublie pas, Jacques. Mais l’idéalisme me va si bien…

      En d’autres mots, disons que ton programme est un peu ambitieux pour mon niveau d’énergie, mais en même temps l’exercice m’intéresse.

      La suite dans un prochain billet…

  4. Intéressante réflexion sur la matière et le rôle que jouent ses porteurs dans sa réélaboration permanente. Il est vrai que les contes sont formés à partir de motifs élémentaires qui peuvent être combinés de différentes façons, s’inviter ici ou là dans un autre récit, subir des « interchangements » (pardon pour le néologisme) avec des motifs proches, disparaître et réapparaître au fil du temps et des aléas de ma mémoire, voire être conviés ponctuellement, pour des raisons circonstancielles, lors d’une narration spécifique, bien qu’en général, ces « implants » ponctuels sont rarement des éléments structurants du récit : ils n’en modifient généralement pas la trame, le parcours, et n’en oblitérent pas le sens.

    Les récits de type « conte » sont généralement construits sur une trame linéaire où toutes les intrusions — ou en tout cas n’importe lesquelles — ne sont pas possibles. La liberté du « narrateur » n’est pas une mécanique totalement aléatoire, et l’apport des individus, dans la vaste phénomène de l’apprentissage des contes, de leur rétention, leur oubli et leur éventuelle reconstruction, est le plus souvent conditionné par une volonté de fidélité au récit. Il peut sans doute y avoir des exceptions, mais justement, ce sont des exceptions, en tous cas chez les conteurs de tradition que nous avons rencontrés et interrogés là-dessus.Tous les conteurs à qui nous avons posé la question — et il y en a plusieurs — nous ont tous (et toutes) dit sans exception qu’ils ne changeaient jamais un conte, qu’ils le racontaient comme ils l’avaient appris. Les modifications inévitables (bien sûr) qui résultaient de la durée vie du conte et se son « activité » dans chacune de ces mémoires individuelles étaient toujours involontaires ou inconscientes. En tous cas, c’est que l’ethnographie de l’oralité nous a appris.

    Maintenant, qu’en est-il dans d’autres cultures ? Je n’en sais pas grand chose, si ce n’est que ce que j’ai pu lire des travaux des folkloristes qui ont oeuvré dans l’univers paysan ouest-européen (univers auquel appartiennent nos conteurs francophones d’Amérique) montre qu’ils avaient constaté grosso modo la même chose. Peut-être y a-t-il d’autres réalités narratives (par exemple, l’univers des anecdotes légendaires est sans doute plus susceptible d’apports circonstanciels, le témoignage et le ouïe-dire étant plus perméable à ce phénomène que le récit linéaire de type conte) où le phénomène ce liberté créatrice du narrateur est plus affirmé ? Il faudrait simplement que celles et ceux qui avancent telle ou telle affirmation sur cette question s’assurent que celles-ci sont fondées sur des recherches et des observations pertinentes, histoire que LEUR vérité ne soit pas proposée comme étant LA vérité.

    1. Le débat est intéressant mais j’ai très peu de temps pour y participer pleinement. Mais comme je suis de ceux qui affirme que la liberté du conteur existe et je vais donc vous donner quelques sources que l’on pourrait multiplier si nécessaire.

      La relation à la liberté du conteur traditionnel est avérée dans de nombreux ouvrages qu’il serait nécessaire de reprendre. Je ne citerais ici que quelques exemples faute de temps.

      « Le conte en l’occurrence, s’élabore, se modèle et se remodèle en même temps qu’il se transmet, sans que le transmetteur soit conscient de créer. Et cette élaboration se fait dans le respect implicite des règles non dites du genre ».
      Jolles (André) – Formes simples (1930) – Paris – Le Seuil.

      « Les « paroles » du poète sont définitives et son œuvre est close. Les paroles du conte sont mouvantes, plurielles. Chaque narrateur raconte un récit avec ses propres mots et ne racontera pas le même récit de la même façon à chaque fois. D’où une pluralité de versions pour un même conte, reconnu grâce à des traits invariants, des motifs spécifiques, des enchaînements d’épisodes caractéristiques. Une forme contraignante, celle du conte dit merveilleux, et une structure narrative déterminée ne se réalisent jamais de la même façon, d’un conteur à l’autre, d’une région à l’autre, d’une époque à l’autre : d’une part un genre et une structure rigides, de l’autre une réalisation (Sauf lorsque la tradition s’éteint ou qu’il s’agit d’un conteur inexpérimenté, n’ayant pas assimilé les lois non dites qui régissent la forme) mouvante, chaque fois renouvelée. » Belmont (Nicole)- Poétique du conte – Gallimard – p. 10

      « … Contrairement à l’opinion de Souvestre et en dépit du fait que les conteurs avaient reçu, et non créé, leurs histoires, ils faisaient preuve d’une grande maîtrise intellectuelle dans leur maniement. Capables de mémoriser le schéma narratif de chaque récit, ils possédaient non seulement l’art de mettre en mots, mais aussi la capacité de l’enrichir d’épisodes empruntés à d’autres contes, jugés pertinents, puis de revenir au conte initial.» Belmont (Nicole)- Poétique du conte – Gallimard – p.15

      Vladimir Propp a défini l’espace de liberté ménagé à l’intérieur des règles non dites mais profondément intégrées par le bon conteur. Celui-ci a le choix des attributs des personnages. La liberté la plus grande concerne la langue c’est à dire la façon propre de raconter.
      Propp (Vladimir) 1970– Morphologie du conte (1928) – Paris – Le Seuil – coll. « Points »

      « Décrire précisément l’art verbal de Pierrot Pous [NDLE: conteur traditionnel occitan] relève de la gageure. Notre longue fréquentation nous a permis de constater la grande mobilité de sa prestation. Sur le même thème, le lieu, le moment, l’auditoire, l’allégresse personnelle peuvent facilement faire osciller du simple au double la durée d’un récit… » Daniel Fabre In Cahier de littérature orale N° 11 p. 146

      « Nos conteurs populaires, le plus souvent ont deux manières : la première sobre et brève allant droit au but. C’est la meilleure, surtout pour les collecteurs de contes et autres traditions orales. Dans leur seconde manière, au contraire, ils donnent l’essor à leur imagination, à la folle du logis, comme disait Montaigne, se livrent à de nombreuses digressions, mettent en scène des personnages connus, quelquefois leurs auditeurs même, et prennent pour débiter leurs histoires et leurs fables le double du temps que demanderait la narration simple et suivie. C’est la méthode la plus goûtée généralement par les auditeurs de nos veillées champêtres… » Luzel (François-Marie) 1876- 1878 – « Formules initiales et finales des conteurs en basse Bretagne » – Revue celtique, t. III, p. 336-341

      Je pourrais continuer ainsi encore longtemps …

      « Il faudrait simplement que celles et ceux qui avancent telle ou telle affirmation sur cette question s’assurent que celles-ci sont fondées sur des recherches et des observations pertinentes, histoire que LEUR vérité ne soit pas proposée comme étant LA vérité. »

      Voilà qui est fait.

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