L’involontaire, mais nécessaire, jachère (le conte au temps de la covid-19)

jachère: n. f.  État d’une terre labourable qu’on laisse temporairement reposer en ne lui faisant pas porter de récolte ; cette terre.

Le 26 février dernier, peut-être de manière prémonitoire, j’invitais les membres du Cercle des conteurs des Cantons de l’est, de la façon suivante:

« Je peux m’assurer de l’animation du Cercle de mars.  Mais compte tenu de la semaine de relâche, qui prévoit y être?

En guise de thématique pour cette rencontre « relâchée », je propose: « Conte et énergie.  Comment préserver ses forces de conteuse, de conteur, pendant une histoire, un spectacle, mais aussi une carrière?  Quelle est l’importance de moments de pause, de silence, de jachère pour que la parole fuse ensuite, plus vivante?  Comment équilibrer son sac de contes et son sac de vie? »
Le 3 mars 2020.  C’était il y a un peu moins d’un mois.  C’était il y a une éternité.  Je n’avais aucune façon de me douter de ce qui s’en venait…

Nous étions cinq lors de ce Cercle tranquille: Anne-Marie, Claire, Delphine, Valérie et moi.  Nous avons conté de courtes histoires, nous avons surtout discuté…  Je leur ai lu ce texte-ci pour lancer les échanges.  Il a été question de comment garder l’énergie sur des contes ou des spectacles longs. Comment se raccrocher au conte quand on a pensé tout lâcher?  Les sources de découragement, les sources d’énergie.  L’importance de respirer, de prendre des pauses.

 

J’avais envie de vous en parler compte tenu de la situation inouïe que nous vivons désormais…  Tous les spectacles d’art vivant ont été annulés.  Les artistes du conte et des autres disciplines ont vu leurs revenus se tarir et leurs situations se précariser.  De nombreux collègues du Québec et d’ailleurs se sont emparés des réseaux sociaux pour raconter, pour que la parole vive en ces temps incertains.  Pour que la chaleur des histoires réchauffe ceux qui se sentent isolés, plusieurs se mobilisent, interviennent, s’agitent…  C’est admirable.  Ajoutons à cela que c’est, malgré tout, le printemps.  Pas étonnant que chez d’aucuns la sève – comme l’énergie et le verbe – monte.

 

Pourtant, je me sens tellement loin de tout ça.  Je n’ai pas le choix d’écouter mon mouvement intérieur.  Et ce mouvement, justement, tend vers l’introspection et le ralentissement.  Alors que de nombreux collègues ont envie de prendre la parole, de solliciter l’attention, j’éprouve au contraire le besoin de me faire oublier pendant ces temps de confinement.  Besoin d’invisibilité.

 

Je suis bien conscient que c’est un luxe que tous ne peuvent se permettre, mais il me semble que la situation appelle aussi à être attentifs à l’aspect exceptionnel des événements.  Lire, aller marcher, réfléchir, remarquer un premier chant d’oiseau, un sourire d’enfant, un ballon rouge sur l’herbe encore grise…   Ce temps où la société est au ralenti pour des raisons tragiques peut aussi être un moment fantastique d’observation et d’écoute.  On dirait que chaque stimulus devient comme magnifié par toute la place qu’il peut enfin prendre dans un monde à l’arrêt.  N’est-ce pas aussi la responsabilité de la conteuse et du conteur – voire, de tout artiste – de se faire témoin de ce monde exacerbé?  Tout noter dans un carnet.  Découvrir de nouveaux mots, de nouvelles histoires.  Se préparer à dire l’indicible quand la vie reprendra son cours normal…

 

Guth Desprèz, un des maîtres-conteurs que j’ai eu la chance de côtoyer, aimait donner l’image du bissac que porte le conteur avec son « sac d’histoires » qui doit être équilibré par son « sac de vie ».  Si l’un ou l’autre devient trop lourd ou trop léger, l’équilibre est rompu…

 

Dans L’art du conte en dix leçons (Planète Rebelle, 2007), Guth signe un texte intitulé simplement « La formation des conteurs ».  Il y cite notamment le regretté journaliste et conteur breton Pierre-Jakez Hélias:
« Avant de conter, il faut laisser s’accumuler en soi le fruit de longues observations qui se sont décantées d’elles-mêmes.  Sinon, vous ne dépasserez pas l’anecdote, vous serez tout juste bon pour égayer les comptoirs et divertir les repas de noces! « 
Et Guth d’ajouter autour de cette citation:
« Je reste persuadé de la nécessité pour le conteur d’être patient et de « donner du temps au temps »  encore plus aujourd’hui, alors que les rythmes de vie et de travail s’emballent; la tentation est forte de sauter des étapes, de prendre des raccourcis et de remplacer la qualité par la quantité.  […] C’est en puisant dans son ‘sac de vie’ que le conteur va étalonner sa parole et l’ancrer dans le temps. »
On évoque souvent le fait que le confinement et les restrictions associés à cette pandémie constituent peut être une pratique, un banc d’essai pour une nouvelle manière de vivre notre rapport à l’environnement.   Je l’espère, mais j’espère qu’ils seront aussi riches d’apprentissages quant à notre rapport au temps et à la vitesse…

3 réflexions sur « L’involontaire, mais nécessaire, jachère (le conte au temps de la covid-19) »

  1. Du bonbon cet article ! «On dirait que chaque stimulus devient comme magnifié par toute la place qu’il peut enfin prendre dans un monde à l’arrêt.» et les citations de Guth. Merci !

  2. Heureuse de voir que ta réflexion n’est pas en jachère, mais toujours sur les starting-blocks !

    Vrai que dans nos sociétés friandes de vitesse, d’immédiateté voire de quasi-ubiquité, le temps est un luxe. Second confinement ici en France, moins sévère que le premier mais… Aussi sévère pour les artistes du spectacle (même ceux qui ont le statut enviable d’intermittent). Moins d’énergie en automne, c’est normal… La sève entre en dormance et les hirondelles sont reparties !

    Il va falloir trouver à s’adapter encore… Et donc s’accorder le temps, se l’offrir, se l’octroyer, ou plutôt non: le PRENDRE.

    … ça marche comme pour la liberté, du reste.

    Prenez soin de vous tous-toutes !
    xxx A.

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