À la pêche au poisson doré (1): trouver le conte

Nouvelle série de billets où je veux prendre conscience de la manière dont je m’approprie une histoire pour la conter, de la recherche du récit à la mise en scène en passant par toutes les étapes intermédiaires (mise en contexte, en sens, en images, en canevas, en mémoire, en corps, en gestes, en bouche, en voix).

Prendre conscience de ce processus, soit, mais aussi le rendre public pour l’interroger collectivement.  Je partage comment je fais, mais je veux savoir comment vous faites. Est-ce que j’oublie quelque chose?  Est-ce que j’en fais trop?  Qu’est-ce qui marche pour vous?

pecheur_et_femmeUn prétexte: l’apprentissage de « La femme du pêcheur« , conte traditionnel dont la structure est assez simple.  Vous savez, le pêcheur qui remet un poisson à l’eau et obtient des voeux en échange, mais dont l’épouse veut toujours davantage…  Mais je vais trop vite…

D’abord, la commande: pour un contrat, on me demande de raconter des histoires de chasse et pêche.  J’ai une version contemporaine de la Blanche biche que j’appelle « Marguerite ou la dernière chasse », mais pas de conte de pêche.  Je me souviens avoir déjà raconté « La femme du pêcheur » de mémoire à mes enfants pour les endormir…  Comme ce conte est assez commun, j’en avais certainement déjà lu des versions et je l’avais entendu de divers conteurs: Claudette L’heureux entre autres, il me semble. J’annonce donc que j’ai un conte de pêche en banque, ce qui est un peu vendre le poisson avant de l’avoir pêché, mais bon…

Pour moi, apprendre un nouveau conte traditionnel, c’est d’abord en lire un maximum de versions pour m’imprégner de l’histoire, mais aussi pour capter l’étendue des variantes afin de composer la mienne… J’ai compris depuis belle lurette que si l’on a beaucoup de liberté pour jouer avec les contes, on ne peut pas faire tout ce qu’on veut avec des structures traditionnelles aussi stables au risque de dénaturer l’histoire…

J’ai la chance d’avoir dans ma bibliothèque Les contes pour les enfants et la maison des frères Grimm (traduction de Natacha Rimasson-Fertin chez José Corti), de même que Les contes populaires russes d’Afanassiev (traduction de Lise Gruel-Apert, éditions Imago).  J’ai aussi une partie de la collection Les vieux m’ont conté qui regroupe les collectes du Père Germain Lemieux en Ontario francophone. Je me doute bien que des versions du conte que je cherche s’y trouvent – les récits exemplaires qui mettent en garde contre l’avidité me semblent très populaires chez les paysans – , mais sous quels noms?

Une courte recherche Internet avec des mots-clés comme « story » « fisherman’s wife » m’amène d’abord chez Wikipedia où j’ai un résumé de l’histoire et où je trouve la cote Aarne-Thompson (AT 555) qui facilitera mes recherches.  Je reste toujours surpris de voir à quel point ce système de classification est méconnu de plusieurs conteurs et conteuses.  Sans dire que j’en comprends les tenants et aboutissants ou que je connaisse la cote d’un conte ou de l’autre par coeur comme certains ethnologues, je comprends le principal: puisque les contes varient d’une version, voire d’une culture à l’autre et qu’il est impossible de les repérer par nom ou par auteur, connaître ces chiffres magiques permet de retrouver tous les contes qui partagent la même trame de base…

Wikipedia me ramène chez D.L. Ashliman Folklore and Mythology Electronic Texts, une bibliothèque virtuelle mise sur pied par un professeur à la retraite de l’Université de Pittsburg, que je connais grâce à mon ami Éric Gauthier.  J’y trouve d’autres versions de
« The Fisherman and his Wife« , mais surtout quelques commentaires fort utiles, notamment les parentés qu’Ashliman établit avec d’autres contes d’ « insatisfaction et d’avarice » comme « Le tailleur de pierre« .  Wikipedia m’amène aussi à un site dont j’ignorais l’existence: SurLaLune Fairy Tales où la version du conte des Grimm est considérablement annotée.

Avec la cote AT 555, je découvre que le conte a été collecté deux fois par les frères Grimm (« Le pêcher et sa femme », puis le début des « Enfants d’or »), deux fois par Afanassiev (« Le petit poisson d’or » et « La vieille avide »), j’en trouve également au moins deux versions chez le Père Lemieux (« L’ambition » et « Le poisson bleu »).  Le Père Lemieux a collecté plusieurs histoires de poissons magiques qui donnent des voeux, mais les deux contes cités correspondent au 555.  Avec ces six versions, je suis en mesure de me faire un joli tableau…

2 réflexions sur « À la pêche au poisson doré (1): trouver le conte »

  1. Ce que tu exposes est exactement la démarche que tout conteur, me semble-t-il, devrait avoir. On est toujours surpris de découvrir d’autres versions de l’histoire qui nous a attiré. Moi, cela m’émerveille comme de contempler des variétés de roses dans une roseraie: le forme, la couleur, le parfum…et les épines.

    J’aime moins le verbe s’approprier. Pour ma part, je le fuis. Je lui préfère apprivoiser. Car comme le dit si bien Henri Gougaud, les contes sont des êtres vivants….

  2. Ah bin je vais ajouter une version: personnellement, j’ai l’impression que c’est l’histoire qui m’apprivoise (ou pas) et finalement m’adopte (dans le meilleur des cas). Je lis bien sûr, puis je referme le livre et je l’oublie. Mon outil de concentration principal est le film en images qui va se dérouler dans ma tête, si ma perception de l’histoire a été assez nette et sincère (j’allais dire honnête, ce qui aurait fait une jolie rime). En fait, je me fie surtout à ce que j’éprouve pour l’histoire ou sa version (comme dirait Jihad Darwiche, je crois, qui parle d’une histoire d’amour entre le conteur et les contes). Et ma mémoire fait son travail, pas tout à fait en toute indépendance, mais avec une certaine autonomie. La mécanique est bien rodée. L’émerveillement et le plaisir liés au conte font le reste. J’ai comme l’impression (c’est le mot) que l’histoire s’imprime (avec des lettres, de l’encre et tout) dans ma tête…
    Mais j’aime ta démarche très pointue qu’en effet, il serait logique d’adopter systématiquement. J’avoue que je ne le fais pas toujours -loin de là. Mais c’est une rigueur qui porte de beaux fruits !

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