Un conteur nu parmi les fringues

[Dans le cadre du Festival Les jours sont contés en Estrie, on a voulu souligner les dix ans du Cercle des conteurs des Cantons de l’est. En tant que membre fondateur du Cercle, je n’ai pas pu résister à l’envie de partager ce souvenir qui m’est cher…]

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Photo: Nicolas Grandmangin

Avant L’arbre à palabres, avant La brûlerie de café, il y avait Chez Yip! Trucs et fringues.  Pour leurs soirées micros libres, les conteurs du Cercle se réunissaient une fois par mois dans une petite friperie de la rue Frontenac. Tibi, le propriétaire, nous accueillait dans sa boutique digne des Mille et une nuits en tassant les supports à vêtements. Le (rare) public s’assoyait sur des chaises dépareillées, un vieux fauteuil, des coussins ou simplement sur le tapis persan.

 

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L’intérieur du Yip (en 2004)

Lors d’un stage en 2003, le conteur Guth Des Prèz, nous avait parlé du « conteur nu ». C’était la façon de Guth de nous décrire ces conteurs d’autrefois, sans entraînement scénique, qui vous captivaient avec la seule force de leurs récits.  Par un torride soir de juillet 2004, nous en avons rencontré un.

Tout le monde se connaissait lors de ces veillées.  Nous avons donc été surpris de voir arriver cet étranger, accompagné de sa femme et d’un ami.  « C’est ici pour les histoires? »  Disons que la moyenne d’âge de l’assistance venait d’augmenter sensiblement… Il nous a écouté poliment raconter nos contes. Après que tous se soient exécutés, il a simplement dit : « Moi aussi, j’aurais un témoignage à faire… »

Un peu inquiets, nous l’avons regardé s’asseoir devant nous avec difficulté.  Il avait un visage fermé derrière ses lunettes, une voix terne, hésitante.  Il nous a raconté une des histoires les plus bouleversantes qu’il m’ait été donné d’entendre:

C’est le bonhomme Richard, un cultivateur prospère, marguiller à l’église, chevalier de Colomb, impliqué dans sa communauté.  Il est très proche de son petit-fils de trois ans, mais un jour il décède.  L’enfant est inconsolable.  Peu après, arrive un oubli tragique comme c’est trop souvent le cas: une porte de piscine mal fermée. L’enfant se noie.

Arrivé au ciel, l’enfant est surpris de rencontrer son grand-père qui fait le pied de grue devant Saint-Pierre.  « – Grand-papa, qu’est-ce que tu fais là? »  « – Je ne peux pas entrer. »  Alors l’enfant tend la main à son grand-père.  En ouvrant les mains, ce dernier laisse tomber deux poignées de terre. L’enfant prend la main de son grand-père et ils entrent ensemble au paradis.

Après nous avoir expliqué qu’il fallait renoncer aux biens matériels pour trouver son salut éternel, le vieil homme s’est levé et est sorti dans la nuit avec femme et ami.  Je crois qu’il pleuvait.  Je ne l’ai plus jamais revu, mais son histoire me colle encore à la peau.

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