Trouver la bonne distance pour conter aux petites oreilles (stage avec Françoise Diep)

Deux semaines après ma formation avec Christine Andrien (voire billet précédent), c’était reparti avec Françoise Diep.  À force, j’ai le cerveau un peu en gélatine, mais heureusement y’a quand même pas mal de congruence entre ces deux formatrices. Ici encore, je peux me fier sur le blogue de Geneviève Falaise pour la nomenclature des notions apprises et approfondir des aspects qui me sont plus personnels.

La formation Conte, livre et petite enfance m’a donné l’opportunité d’appréhender une zone d’ombre de mon art: raconter aux enfants. J’ai beau en avoir de tout jeunes à la maison, leur raconter des histoires ne va pas de soi pour moi (autrement que de lire un livre avant le coucher, de manière plutôt animée il est vrai).  Assez paradoxalement peut-être, c’est raconter aux grands que je préfère. Avec les petits, pas de filtre, pas d’écoute polie et donc le besoin de travailler fort pour éveiller, puis conserver leur intérêt.  Plusieurs conteurs d’expérience affirment combien il leur a été formateur de conter aux petits. Je n’en doute pas, j’ai juste eu peu l’occasion de le faire.  Et ça me terrorisait…

J’écris « terrorisait » au passé, parce que Françoise m’a rassuré.  J’ai trouvé en Françoise Diep une bonne grand-maman, allumée, attentive, connaissant à fond son sujet.  Capable de vulgariser et de rendre la chose accessible à quelqu’un dont c’était les premières armes en conte, elle avait l’expérience et les connaissances pour répondre aux attentes des intellos de service (votre humble serviteur, bien sûr, mais d’autres stagiaires aussi). J’ai été soufflé par ses qualités de conteuse et surtout d’adaptatrice…  Lorsqu’elle nous a montré les livres à l’origine de certaines histoires partagées à l’oral, j’étais sidéré par toute la réflexion, tout l’art et tout le travail qu’elle avait mis pour faire de récits écrits (avec les couleurs de leurs auteurs) des contes oraux qui semblaient couler de source, très proches d’un contage traditionnel.

Plaisir aussi de suivre une formation en compagnie de futures enseignantes, psychoéducatrices, de techniciennes en service de garde d’expérience, etc. qui abordaient les contes dans une toute autre perspective que la mienne.  Comme je le disais à l’une des autres participantes, leur connaissance pratique de la petite-enfance n’avait rien à envier à ma connaissance encore trop théorique du conte, même après dix ans de contage.

Avec Françoise, il est devenu clair pour moi que raconter aux petits, c’est tabler sur l’aspect relationnel du conte. Les regards, les gestes, l’habillement, la proxémie doivent être pensés.  Et il y a tout un travail à développer pour utiliser ses mains, ses doigts, véritables marionnettes. Les accessoires et supports visuels (livres, marionnettes, instruments de musique, kamishnibai, etc) doivent être beaux et manipulés avec délicatesse pour leur donner vie.  À la limite, le contenu de l’histoire est secondaire…  Encore que, Françoise m’a aidé à casser un stéréotype que j’entretenais du conte petite-enfance un peu « gnan-gnan »: je comprends maintenant que les contes pour enfant peuvent « faire travailler » autant que les contes traditionnels.  Ainsi touchés, les tout-petits réagissent de manière épidermique. Voyez plutôt:

Et Françoise d’évoquer ce garçon refusant qu’une pousse sorte de terre dans une histoire qu’elle racontait, au point d’aller bouder sous une table.  La conteuse retourne au même service de garde à diverses reprises, raconte de nouveau l’histoire de la graine qui, encouragée par le soleil et la pluie… s’en sortira.  À chaque fois, refus de cet enfant.  Et ainsi de suite.  Jusqu’à ce qu’elle raconte une autre histoire – ou plutôt la même – soit celle d’une chenille qui deviendra papillon.  L’enfant adopte la marionnette chenille pour un temps… et passe à autre chose.

Ou cette anecdote touchante d’une gamine qui tire sa maman par la robe, l’oblige à s’asseoir par terre, s’assoit sur maman, s’entoure des bras maternels et demande à Françoise de raconter à nouveau… l’histoire du câlin où chacun trouve sa place.

Quels blocages, quelles angoisses souterraines ces contes ont-ils fait surgir chez les enfants qui les ont entendu?  S’ils permettent une résolution interne dans le plaisir et l’imaginaire, c’est que l’histoire finit bien, non?

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Par ailleurs, Françoise a évoqué pendant le stage une idée qui a résonné puissamment en moi: « Pour conter, il faut trouver la bonne distance d’avec un récit. »  Il faut ici comprendre « assez proche » pour voir les images, entendre les sons, connaître les odeurs, les goûts, les couleurs de ce que l’on décrit afin bien les partager et « assez loin » pour ne pas trop se prendre émotivement dans son sujet, pour être en mesure de partager et que ça puisse devenir l’histoire de chaque personne, de chaque enfant qui écoute.

Elle donnait l’exemple de son propre désir de raconter la rencontre, puis le mariage de ses grand-parents. Le récit étant trop proche d’elle, elle avait de la difficulté à prendre du recul.  En campant le récit dans un village de sa région, mais en choisissant des personnages autres, elle y est parvenue et a pu tendre à l’universel.

Je ne m’attendais pas d’être aussi remué de l’intérieur en participant à une formation sur le conte et l’enfance, que l’on associe trop souvent à la légèreté.  Un chagrin d’enfance est-il moins tragique qu’une peine de grand? Compte tenu de la puissance évocatrice des contes, je réalise maintenant encore mieux combien les oreilles enfantines sont fragiles et ouvertes à la fois.  Combien on peut parler de choses très graves (la mort, la guerre) ou conflictuelles (la naissance, la famille) mais aussi très agréables (la tendresse, la beauté du monde) si on ne le fait pas n’importe comment.  Ce besoin de trouver la bonne distance… afin de toucher les coeurs tout en évitant d’être les proverbiaux éléphants dans le magasin de porcelaine, finalement.

Je me suis mis à penser à ce projet que j’ai de raconter des histoires de rapports père-fils, dans ce qu’ils ont de conflictuels et d’affectueux…  Des histoires de Chronos et autres pères dévorateurs, des histoires de fils parricides, mais aussi de magnifiques histoires de pères qui enseignent, accompagnent, de fils qui protègent leurs pères.  Comment trouver la « bonne distance » d’avec mes propres histoires personnelles?

4 réflexions sur « Trouver la bonne distance pour conter aux petites oreilles (stage avec Françoise Diep) »

  1. Merci Jean Sébastien, et bravo pour ces commentaires à la fois personnels et d’une portée universelle.

    Je confirme que ces histoires qu’on conte aux très jeunes enfants, qu’elles soient issues du patrimoine traditionnel ou non, résonnent souvent de manière inattendue en nous, que l’on soit enfant ou adulte. Du moment que le conteur qui les offre garde la « bonne distance », et qu’il permet à son public de se nourrir librement de ce « mille feuilles » de sens, elles ne sont pas mièvres du tout !

    J’aime à rappeler cette phrase très juste de Michel Hindenoch qui dit que les contes ne sont pas faits pour les enfants, mais pour les êtres humains.

    Je relis aussi souvent le malien Amadou Hampâté Bâ qui dit : « un conte est un miroir où chacun peut découvrir sa propre image » (in « Petit Bodiel et autres contes de la savane », éditions Stock, 1997).
    Dans le prologue de Kaïdara (in « Contes initiatiques Peuls », éditions Stock 1994), il y a une très belle définition de ces épaisseurs de sens qui font qu’il parle à tout âge :

    Conte, conté, à conter… Es tu véridique ?
    Pour les bambins qui s’ébattent au clair de lune, mon conte est une histoire fantastique.
    Pour les fileuses de coton pendant les longues nuits de la saison froide, mon conte est un passe temps délectable.
    Pour les mentons velus et les talons rugueux (c’est à dire les gens âgés, chargés d’expériences), c’est une véritable révélation.
    Je suis donc à la fois utile, futile et instructeur…

    Ces « petits » contes pour « petits » nous travaillent autant que nous les travaillons, du moment que nous ne les fermons pas en bêtifiant ou en les moralisant à outrance, et plus le temps passe, plus j’en suis convaincue !

    J’aurai du bonheur à découvrir tes contes de fils et de père…

  2. Merci jean Sébastien
    Ta plume est fine et belle, elle me rappelle aux souvenirs encore frais de cette formation généreuse.
    Tu décris avec finesse cette bonne distance a trouver pour conter, celle qui me manquait et qui au fil du temps devrait s’ajuster. Tu tournes avec beauté les contes petite enfance, ses pouvoirs et ses charmes.
    Cette formation m’a donnée aussi a voir que conter sans supports est un art accessible. Avant, je racontais des histoires toujours accompagnée de marionnettes et de mon kamishibai. Aujourd’hui, je me jette a l’eau. Oui les mots et le corps suffisent. Il me reste encore a trouver le bon fil pour évoquer simplement sans théâtraliser, dissocier le conte du théâtre. Le travail suit son cours..
    Merci Françoise de nous avoir montré le chemin. On ne peut pas passer dessus. On ne peut pas passer dessous, Alors il nous reste a le traverser. La vie est belle, nous n’avons peur de ..rien!

  3. Bonjour Jean-Sébastien,

    Je viens de lire tes réflexions sur les deux formations suivies avec Christine Andrien et Françoise Diep. Merci beaucoup de ta générosité! Je pense souvent à écrire ce que j’ai appris sur mon propre blogue, en oubliant parfois «le senti» – pourtant très présent. Ça me donne le goût d’écrire de façon plus personnelle, sans t’imiter bien sûr. J’y échouerais 🙂

    Je vote «oui» pour que tu oses plonger dans la création ou l’adaptation de contes père-fils ou fille. Nous en avons tellement besoin!

    Dès que j’aurai plus de temps, je lirai tes autres chroniques, très pertinentes et finement écrites.

    Bons contes et au plaisir de te revoir!

  4. Privilégiés…
    Nous sommes vraiment privilégiés que la Maison des Arts de la Parole de Sherbrooke invite régulièrement Françoise pour nous nous initier à conter aux tout-petits. Françoise fait effectivement un bon tour de la discipline et permet une vraie sensibilisation.
    Un conteur s’est fait dire que c’était à la mode de conter aux tout-petits et ça me désole profondément… J’ai répondu que c’était un public particulier et qu’il fallait apprendre à le connaître, mais je ne sais pas si ça a résonné… C’est un art en soi. Mais profitons de cette pensée idiote pour faire de la sensibilisation…
    Amener l’idée que le conte est un trésor qui se partage entre les bras chauds de maman et de papa. Qu’il permet de rire, de soupirer et de rêver. Et qu’il faut donc créer des trésors (ça prend du temps) et créer des momentums (penser le lieu, penser l’heure, penser au public, aux familles qui viendront ou à la structure et les enfants qu’elle accueille) pour raconter tout en douceur. Sensibiliser les conteurs et le public à la fois à l’importance du conter aux tout-petits, un et deux, avec une attention particulière!
    Privilégiée, je le suis beaucoup. D’avoir rencontré Françoise. D’avoir une petite puce à qui je présente mes histoires. D’avoir une libraire qui aime le conte au coin de la rue. Et de conter tous les mois à ce public formidable. On chante et on rit. Je dis : « L’idée, c’est pas de bien chanter, c’est de chanter! » et les parents et les enfants chantent encore. Je conte depuis maintenant six mois aux familles (j’ai suivi la formation en 2011) dans un cadre magnifique sans aucune pression. Je suis contente d’avoir laissé le temps à l’enseignement de faire son cheminement. Je découvre, je pars souvent des enseignements de Françoise, j’ai beaucoup de plaisir à fabriquer des marionnettes à doigt et toutes sortes de choses et à traîner aux rayons jeunesse de la bibliothèque. Et je me délecte pendant une demi-heure par mois. Petit espace-temps où une belle bulle, un moment délectable se crée dans notre quartier. Pour un petit chapeau et je tiens à ce que ça reste comme ça (dans ce cadre-là). Une façon de symboliser qu’on découvre ensemble.
    Sans compter, la routine précieuse que je partage avec Éléonore tous les jours. Elle va avoir deux ans cet été et commence à « commenter » les histoires. L’histoire quotidienne va de soi pour rêver et se retrouver.
    Alors, allez-y, continuez le chemin qui vient de s’ouvrir! Il est fabuleux.
    Flâner, rêver, prendre le temps, imager, chanter et des fois plonger aussi (dans un beau lac ou une mer calme), feraient partie des mots-clé qui me semblent importants!
    Bonne odyssée Jean-Sébastien!
    J’en profiterai, bien sûr, pour remercier à nouveau Françoise et j’espère bien avoir l’occasion de suivre à nouveau tes/ses enseignements!

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