Chasser le dragon (Faut-il croire aux contes? 2/3)

Ces discussions sur les croyances me ramènent assez souvent à un texte découvert dans le cadre d’un cours d’anthropologie, suivi pendant mes études de maîtrise.  Il s’agit de l’essai « Les  savoir_anthropologuescroyances apparemment irrationnelles » de Dan Sperber, dans Le savoir des anthropologues (Hermann, Paris, 1982) qui m’avait fait grande impression.  Le point de départ de ce texte aurait de quoi séduire Dany Plouffe (et la plupart des conteurs…).  Il y est question du vieux Filaté, un informateur éthiopien qui va voir Sperber un matin afin de lui demander, le plus sérieusement du monde, de tuer un dragon.

« – Son cœur est en or.  Il a une corne sur la nuque. Tout son corps est doré. Il ne vit pas loin d’ici, à deux jours de marche au plus.  Si tu le tues, tu seras un grand homme! »

Malaise.  Devant cet informateur sage et sympathique, avec qui Sperber apprécie échanger, (habituellement de façon rationnelle), l’ethnologue bafouille, se cherche une voie de sortie, sent qu’il ne peut plus transiger avec Filaté de la même manière cette fois. « Comment concilier mon respect pour Filaté et ma conviction qu’une telle croyance est absurde? »

Dans son essai, Sperber s’emploie à critiquer une hypothèse relativiste en ethnologie qui veut que « les individus de cultures différentes vivent dans des univers différents », essentiellement parce que leurs structures mentales auraient été conditionnées par des schèmes culturels trop éloignés des nôtres pour qu’ils interprètent les données sensorielles de la même façon que nous, occidentaux.

Pour ce faire, Sperber définit ce qu’il appelle des représentations semi-propositionnelles. Contrairement aux propositions qui sont soit vraies, soit fausses, «…certaines croyances ont plusieurs interprétations possibles, entre lesquelles le croyant n’est pas tenu de choisir. »

« L’ensemble d’interprétations que détermine une représentation semi-propositionnelle et l’exploration de cet ensemble peuvent avoir plus de valeur qu’aucune de ces interprétations prises à part.  L’illustrent aussi bien le slogan relativiste, l’enseignement d’un maître du zen, la philosophie de Kierkegaard, et, en général, les textes poétiques. Leur contenu est d’emblée semi-propositionnel. Le locuteur ou l’auteur n’a pas pour intention d’exprimer une proposition précise. Il veut plutôt ouvrir un champ d’interprétations possibles et inciter l’auditeur ou le lecteur à explorer ce champ en y cherchant l’interprétation la plus pertinente pour lui. Les idées que cette exploration éveillera au passage peuvent suffire à la justifier même si, ou plutôt surtout si, en fin de compte, aucune interprétation ne se révèle comme étant la seule unique et bonne. »

J’ajouterai que de nombreux contes, avec leurs structures ouvertes et leurs polysémies symboliques, m’apparaissent constituer de telles représentations qui invitent les auditeurs à compléter les images, voire des parties importantes de récits laissées volontairement inexplorées par le narrateur.

Sperber affirme même que la pensée scientifique a recours à de telles représentations semi-propositionnelles:

« C’est ce qui se produit, par exemple, dans la recherche scientifique, lorsque des données empiriques nouvelles infirment une théorie et que, au lieu de rejeter cette théorie, on tente de la réinterpréter en en redéfinissant les termes.  Tant que ce travail de réinterprétation est en cours, la théorie est dans un état semi-propositionnel. »

De même, l’enfant qui construit sa conception du monde prend appui sur de telles croyances « intermédiaires ».  N’est-il pas naturel que l’humain qui construit sa conception du cosmos et de l’univers sensible ait besoin de telles croyances dans sa démarche pour s’approprier ces mystères?

Je ramène le lecteur au texte qui fait état de ma rencontre avec le conteur français François Épiard.  Ce dernier postule que l’on « se raconte des histoires pour s’endormir »; c’est-à-dire que dragond’après lui les histoires offrent des réponses, mêmes provisoires et invraisemblables, qui depuis la nuit des temps permettent aux humains de cesser de se questionner toute la nuit durant.

Je pense qu’il y a quelque chose d’assez fondamental dans cette intuition.

[Lire la troisième et dernière partie de ce billet.]

Une réflexion sur « Chasser le dragon (Faut-il croire aux contes? 2/3) »

  1. Citation affichée par Henri Gougaud sur Facebook:

     » Les contes de fées disent la vérité, non pas parce qu’ils prétendent que les dragons existent, mais parce qu’ils affirment que les dragons peuvent être vaincus.  » G. K. Chesterton

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