D’autres points de vue sur la liberté du conteur (collaborations spéciales)

Il semble qu’avec mon dernier billet sur la liberté du conteur, j’aie mis le doigt sur une question qui suscite certaines passions. Du moins, plusieurs semblent avoir une opinion sur le sujet. Je réfère le lecteur aux interventions passionnantes de Robert Bouthiller et de Marc Aubaret que je remercie de leurs contributions très riches. Mais ce n’est pas tout…

Avant même que je n’aie pu publier mon billet où j’expliquais comment son spectacle m’avait amené à réfléchir à cette question, Jérôme Bérubé avait déjà répondu à mes interrogations par un long texte dont je présente ici certains extraits qui me semblent les plus susceptibles de nourrir la discussion :

« …Cette liberté vient certainement de la double fonction du conteur qui est non seulement l’interprète, mais aussi souvent l’auteur de ses contes.

Par ailleurs, comme on le dit souvent au théâtre, « C’est plus facile de travailler avec des auteurs morts ».  Pour le conte traditionnel, non seulement les auteurs sont morts, mais également inconnus. Donc, aucun problème à s’approprier un conte et à y insuffler sa couleur […], car qui viendra nous dire que ce n’est pas là que la virgule allait? Donc, comme nous sommes des auteurs qui avons créé ou adapté une histoire, nous pouvons à tout moment changer ce que l’on veut à la forme ou au contenu de cette histoire. C’est une grande chance, car ce n’est pas du tout le cas des formes plus rigides où « la partition » ne peut être changée.

De plus, l’autre aspect important qui nous différencie du théâtre est le rôle du metteur en scène. […] …Dans le conte, la vision finale doit être celle du conteur. Je crois que le rôle du metteur en scène ou du coach se doit d’être celui d’un œil extérieur qui aide à concrétiser et nourrir une vision, en plus d’aider à éviter les pièges inhérents à la communication interpersonnelle (ce que je veux dire vs. ce qui est compris par le spectateur, etc). Donc ultimement, une fois sur scène, le conteur a également la liberté de pouvoir changer les choses en cours de route sans trahir ou travestir l’œuvre vivante et éphémère du metteur en scène. »

« …[E]n admettant que c’est ce qui nous donne notre liberté caractéristique, maintenant à quoi peut-elle servir? Je pense que beaucoup de ce qu’on entend par la « liberté du conteur » peut être attribué à deux fonctions principales : l’interaction avec le public et la création continue. »

« … [L]e conteur peux interagir avec le public en attrapant au vol une réaction du public, jazzer avec celle-ci, placer une blague et puis peut-être y revenir plus tard pour créer un running gag.  Faire cela demande habituellement beaucoup d’habileté, de répartie et de savoir faire.  Bien entendu, ces moments-là nous font habituellement sortir du conte pendant un instant pour créer un bulle et revenir plus tard à l’action.  Mais lorsque l’on sait quand et comment revenir, ces interactions peuvent être très agréables et créer une expérience unique, authentique et au présent, donc un souvenir et un lien fort entre un public et un performeur donné par rapport à une performance donnée. Cela dit, il y a un certain danger à entreprendre ces interactions: on peut facilement tomber dans le cabotinage, se faire emporter par le public, voire même perdre le contrôle de l’histoire. »

[…]

« …Le fait de pouvoir travailler sur le contenu du conte et la façon de le dire pendant qu’on est en train de le dire au public.  […] [C]’est une forme de création et j’oserais même dire une forme d’écriture.  Car même si l’on peut créer sans écrire, l’écriture est une trace, un sentier que l’on pourra suivre dans le futur.  Et bien que plusieurs conteurs se targuent de ne pas écrire, force est de constater que d’une fois à l’autre, ils sont capable de conserver une impressionnante constance dans le rendu de leur histoire.  Veut, veut pas, la répétition crée un chemin, dans la pelouse comme dans notre tête.  À force d’emprunter le même chemin, un sentier se crée et c’est une bonne chose, car si le conte est une forêt, le sentier est le moyen de la traverser sans se perdre. »

« …Ce que je trouve intéressant, c’est que du simple fait de bifurquer sur le chemin, une création s’enclenche.  Il y a un vide, il faut le combler.  Ce qui est plus intéressant encore c’est que le nouveau chemin peut possiblement être meilleur que l’ancien.  Peut-être qu’à l’avenir on prendra ce nouveau chemin.  Tout cela est de la création.  Tout cela est une exploration de l’univers du conte qui se fait en temps réel devant le public.  Cela constitue en soit une écriture mentale, une écriture que l’on conservera ou jettera à l’oubliette, mais une écriture tant et aussi longtemps que l’on s’en souvienne.  Car se souvenir c’est laisser une trace sur laquelle on pourra revenir plus tard.

Il faut cependant faire attention aux pièges que laisse cette liberté.  En étirant, on peut facilement diluer un conte, le remplir avec des éléments moins intéressants, se mettre à cabotiner, se perdre, perdre l’intérêt de public ou encore le confondre.  […]

Ce qu’il faut garder en tête je crois, c’est la responsabilité que l’on a envers le public de lui donner du matériel de qualité.  Je ne pense pas que personne décide d’intentionnellement ennuyer son public, mais les accidents arrivent (l’erreur est humaine).  Le fait de s’éloigner du terrain connu augmente le facteur de risque (surtout si les conditions sont mauvaises), mais ces risques peuvent nous faire trouver le Nouveau monde ou un chemin vers les Indes.  À chacun de gambler comme il se sent à l’aise.

Je dirais que cette forme de travail – où des ajouts et des soustractions constantes sont faites – s’approche du travail du sculpteur modeleur: toujours tendre vers la perfection en observant l’action de forces opposés sur l’objet « vivant ».  Ce qui est intéressant dans cette vision, c’est que l’œuvre n’est pas seulement le résultat (comme en peinture) ou l’exécution (comme en musique ou en danse), mais aussi la création en tant que telle (comme en art relationnel).  Dans cette forme, le conte devient un objet assez intéressant. » […]

«…[P]eut-être qu’au bout du compte, la raison pour laquelle on fait tout ça est de garder le plaisir de conter.  Parce que l’on se doit d’aimer nos contes, de leur faire confiance.  Sans quoi notre envie de les conter va s’amoindrir et le résultat s’en ressentira.

Peut-être que cette liberté de création dont parlent les conteurs de longue date est là pour les aider à conserver la flamme pour leurs contes? Mettre du piquant dans le couple? Éviter la routine?

J’ai l’impression que oui: 99 % du conte peut rester le même, mais le 1 % dont personne ne se rendra compte […], c’est ce qui fait la différence, ce qui fait évoluer le spectacle.  C’est une lente érosion; on construit à coup de grains de sable, mais au final la version principale (et non finale) est travaillée, pensée et choisie… » [NDLE: les emphases sont les miennes.]

*****

D’autre part, en réaction au commentaire de Jacques Falquet qui me suggérait de partir d’expériences réelles de conteurs plutôt que d’une définition idéalisée de la « liberté du conteur», je suis allé de nouveau interroger mes collègues du Cercle des conteurs des Cantons de l’est.  Ils se sont généreusement prêté au jeu de la discussion:

  • Un conteur interrogé est plus à l’aise quand il peut improviser (il trouve le théâtre plus ardu).  Il a l’habitude de faire de l’animation et se donne la liberté de ne plus être prisonnier de son texte.  «  Les gens me nourrissent », explique-t-il.  Les remarques du public l’aident et ses réparties rendent ses histoires meilleures, selon lui.  Il croit que la clé est de se « fragiliser » sur scène, de façon à être plus sincère.
  • Un autre procède par une approche plus ethnologique et estime que, si le conte traditionnel permet une certaine souplesse à cause des failles dans la mémoire des informateurs collectés (« il en manque des bouts »), il y a cependant des éléments fondamentaux à respecter.  Les commentaires spontanés qu’il ajoute en contant ne changent à la trame de base de l’histoire, croit-il.  Il se sent toutefois à l’aise de changer de conte en fonction du public, que ce dernier soit surtout composé de jeunes ou de vieux, selon les saisons, s’il y a trop de conteurs un soir et qu’il faut faire plus court, etc.
  • Un troisième qui écrit ses contes considère important de se garder une souplesse, ce qu’il trouve plus difficile à faire avec les contes traditionnels.  Ses solutions? D’abord, trouver le « cœur » de l’histoire, l’intention qu’il ne faut pas altérer.  Ensuite, faire beaucoup de recherches pour connaître de multiples versions d’un même conte et élargir l’éventail des possibilités narratives dans lesquelles puiser.  Par ailleurs, comme il raconte essentiellement ses propres histoires, il s’y sent complètement libre.  Il les choisira souvent sur place, en fonction du public.  Il donne toutefois l’exemple de Fred Pellerin qui, malgré les grandes libertés qu’il prend avec des contes traditionnels transposés à St-Élie-de-Caxton, ne doit plus pouvoir déroger des légendes villageoises qu’il a lui-même créées.  Un conteur peut-il être emprisonné dans ses propres contes?
  • Une conteuse donne l’exemple du travail qu’elle a fait sur un grand récit mythique où elle s’est souvent demandé à quel point il s’agissait vraiment de sa propre version.  Alors que les membres du public connaissent généralement l’histoire, que pouvait-elle y changer?  Elle est arrivée à la conclusion que la limite de sa liberté était sa propre capacité à assumer son récit.  Dans ses propres créations, elle s’autorise à mixer des histoires, à changer des trames.  Elle constate aussi que plus l’on raconte une histoire, moins elle tend à changer.  Elle note enfin que parfois, le conteur change de récit pour se faire plaisir (casser un nouveau conte, etc.), mais le public ne suit pas.  Il faut donc le respecter.
  • D’autres conteurs expliquent encore ne lire sciemment un conte traditionnel qu’une seule fois pour en apprendre la trame, puis ne plus y revenir.  Le reste du travail se fait intérieurement, permettant à une version plus personnelle d’émerger, du moment qu’elle respecte l’ « essence du conte ».  Quant au choix de l’histoire en fonction du public, on parle de « liberté attachée », alors que leurs répertoires et leurs expériences ne leur permettent pas vraiment de s’éloigner de la sécurité des récits qu’ils ont travaillés pour une occasion donnée (exemples des contes saisonniers sur l’érable, etc.).  Quelqu’un évoque cependant la situation où un autre conteur a raconté l’histoire qu’il prévoyait justement livrer ce soir-là, l’obligeant à se creuser la tête pour les brides d’une autre histoire…

Merci à tous de vous être livré aussi « librement »!

En guise de conclusion provisoire… 

De ces divers échanges, j’en retiens que les conteurs interrogés revendiquent une liberté de création sur les histoires qu’ils racontent, qu’elles soient traditionnelles ou inventées, qu’ils en soient les interprètes* ou les auteurs.  Désirs de ne pas scléroser les contes ou la relation qu’ils entretiennent avec eux, de garder les histoires ouvertes et vivantes, comme ils veulent d’ailleurs garder vivante la relation avec le public qui participe au contage, le « nourrit ».

Les personnes avec qui nous avons discuté réalisent bien qu’il y a des limites à cette liberté: les contes auraient une « essence », un « coeur » qu’il ne faut pas travestir, mais aussi la qualité du spectacle que l’on veut offrir au public ne permet pas de trop diluer ou altérer la matière.

Une autre limite serait les prétentions artistiques du conteur lui-même: ses expériences, l’originalité de son travail, la qualité de la prestation qu’il veut livrer.

Qu’est-ce qu’on disait déjà?  Respect du conte, respect du public, respect du conteur.  Les trois pôles de cette triade demeurent essentiels.  Si elle s’affaiblit, toute la mécanique relationnelle du contage fout le camp.  Parfois respecter l’un ou l’autre des pôles signifie se donner de la liberté, mais le maintien des liens entre les parties supposent aussi des contraintes…

*Notons qu’il n’a jamais été question dans nos discussions d’interpréter des contes ou des textes d’auteurs vivants ou dont les droits d’auteur ont toujours cours.

3 réflexions sur « D’autres points de vue sur la liberté du conteur (collaborations spéciales) »

  1. Un jour, Jean-Sébastien, tu seras bien forcé d’écrire toute une série de livres sur le conte et sa pratique…

    Petit mot sur la liberté et le conte traditionnel: je crois que pour bien raconter du « trad » ou de grandes épopées millénaires, il faut 1) les aimer beaucoup, 2) et -donc- les connaître très bien et les respecter beaucoup, 3) tout en se gardant bien de les sacraliser ou de les piédestaliser en aucune façon. Et là, le conteur peut trouver sa liberté. C’est justement quand il y a de la contrainte que ça devient sportif, intéressant et rigolo.

    Après tout, si elles ont franchi les millénaires, c’est qu’il y a quelques générations de conteurs qui ont pris la liberté… De les raconter.

    Et pour finir, un questionnement: il me semble aussi qu’une part non négligeable de la complicité (et du dialogue parfois muet qui en résulte) entre l’artiste et son public dépend de la capacité du conteur à rester libre dans son art… S’il est libre et à l’aise dans sa pratique, sa tête lui laissera plus de place pour nouer ce lien invisible avec ceux qui l’écoutent. ça semble logique. Qu’en pensez-vous ?

  2. Ha, c’est bien intéressant tout ça…

    « D’autres conteurs expliquent encore ne lire sciemment un conte traditionnel qu’une seule fois pour en apprendre la trame, puis ne plus y revenir. Le reste du travail se fait intérieurement, permettant à une version plus personnelle d’émerger, du moment qu’elle respecte l’ « essence du conte ». »

    C’est un peu comme ça que je fais, souvent. Quand je lis une version d’un conte traditionnel qui me plaît, je ne le lis qu’une seule fois et je m’arrange pour le raconter, comme ça, rapidement, en passant, à une ou deux personnes qui veulent bien l’écouter. Et, souvent, en relisant l’histoire après ça, je me rends compte que « ma » version (alors que j’ai pourtant bien l’impression d’avoir suivi l’histoire telle que je l’avais lue !) est déjà bien différente de la version « d’origine », qu’il y a des passages que j’ai altérés, d’autres oubliés, d’autre carrément inventés… Et ça, c’est inconscient et avant même d’avoir commencé à travailler.

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