Une génération de géants ? De l’impact du conte télévisuel

Le conteur et père de famille formé à l’études des médias que je suis (téléphage de surcroît) n’a pas manqué de s’apercevoir qu’on lançait en grande pompe, au mois d’avril dernier, une nouvelle série télé destinée aux enfants d’âge préscolaire: 1, 2, 3… Géant, souvent décrite comme un conte télévisuel. Du reste, il était difficile de ne pas le savoir, avec trois ministres (Éducation, Culture, Famille) qui s’étaient déplacées pour l’occasion et toute la presse média et télé qui en parlait alors.  Tout le monde voulait s’associer au projet.

Les attentes sont… gigantesques.  Il faut dire que derrière l’émission on retrouve certains des concepteurs de plusieurs succès de la télévision jeunesse québécoise : Pin-pon, Cornemuse, Toc-toc-toc et, bien sûr, Passe-Partout.  Notamment Mme Carmen Bourassa, co-conceptrice et co-productrice, que j’ai eu la chance de rencontrer (mais j’y reviendrai).

« La directrice générale de Télé-Québec, Michèle Fortin, a expliqué que son objectif était de faire une génération de Géant, comme il existe déjà une génération Passe-Partout. ‘On veut créer l’équivalent de Passe-Partout dans les années 1970 avec les préoccupations des enfants d’aujourd’hui. On souhaite que cette nouvelle série soit encore pertinente dans 20 ans.’ » (Pradier, Samuel, « Une nouvelle série jeunesse à Télé-Québec », Canoë Divertissement, 11 avril 2011)

Par ailleurs, l’émission s’appuie sur les plus récentes études pédiatriques et pédagogiques.  Ses bases ont été établies avec la collaboration d’experts de l’Université du Québec à Montréal, de l’Université de Montréal et de l’Université d’Ottawa…  Sa mission « socialisante » est claire :

  • La série valorise le rôle du père et l’intervention masculine dans l’éducation par le personnage principal, le géant monoparental Jean-Jean qui a adopté les deux enfants Rose et Olivo. Déplorant l’absence des hommes dans les garderies et à l’école primaire, on veut offrir des personnages masculins sains (dont on n’a pas peur que les enfants s’assoient sur leurs genoux). Dixit Mme Bourassa : « Pour un abuseur, combien de milliers d’enfants sont privés de présences masculines ? »
  • Le développement d’habiletés préscolaires est encouragé : Une attention particulière est apportée aux capacités de langage, grâce à des comptines et des chansons, ainsi que des jeux rythmés avec les voyelles et consonnes, et un riche vocabulaire. Des centaines de spécialistes ont été consultés et l’équipe de création a travaillé avec la même orthophoniste qui avait collaboré à Cornemuse.  Compte tenu du fait qu’il existe peu de matériel en français pour travailler le langage et qu’il y a trop peu d’orthophonistes dans les écoles, se sont des ressources importantes qui sont ici créées.  Par exemple, les Soucis, sorte d’animaux qui vivent sous terre dans la série, parlent une langue qui leur est propre, avec des groupes consonantiques plus difficiles à maîtriser pour certains enfants.
  • De même, on travaille la capacité d’autorégulation des émotions, des comportements ou du stress qui facilitent ensuite l’apprentissage de la vie en groupe et en classe.  Les parents ayant désormais moins de temps à partager avec leurs enfants, ils souhaitent qu’il soit de qualité et de ne pas le passer à se chicaner avec leurs petits.  Alors qu’ils sont souvent fatigués par le rythme fou de notre style de vie, les règles fluctuent, l’encadrement devient inconstant.  Les « règles de vie » doivent être intégrées avant la première année, sans quoi les enseignants perdent parfois beaucoup de temps juste à poser des limites claires et rassurantes pour aider les bambins à se construire.
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La série est arrivée en septembre.  Par la qualité des décors, les couleurs éclatantes des costumes, les perruques troublantes, on voit que tout a été léché.  L’ensemble n’est pas sans évoquer La Ribouldigue et les belles années des émissions jeunesse de Radio-Canada (le jeu grandiloquent en moins). L’immobile chien Gaminet, tas de pierre au pied d’un arbre, rappelle étrangement Poil-de-pluche, le chien perpétuellement endormi de Picotine.
Si je ne fais pas partie du public-cible, je dois dire que le pari des créateurs de rendre l’émission intéressante pour les adultes fonctionne.  J’ai assez aimé la série pour avoir saisi l’occasion que Télé-Québec nous offrait d’aller rencontrer Mme Bourassa le 27 octobre dernier, lors d’une tournée de promotion avec conférences.  J’ai donc eu la chance de discuter avec une créatrice dont j’admire beaucoup le travail depuis longtemps.  Pour cette trentaine d’années de magie enfantine, combien d’heures de recherche de financement, de pré-production, de négociation, de promotion, etc.?À mon retour à la maison, j’ai expliqué aux enfants que j’avais rencontré la grand-mère d’Olivo et de Rose (mais aussi d’Alia, de Youi, de Tibor et Kounga, de Cannelle et Pruneau, etc.).  Je ne mentais pas. C’est vraiment ma perception de cette dame exceptionnelle : une grand-mère artiste et femme d’affaires qui aurait accès à des moyens de communication puissants pour prendre soin d’un nombre impressionnant de petits enfants…
L’émission est devenu un rendez-vous quasi-quotidien pour mes deux enfants plus vieux (âgés de 4 et 6 ans).  Mme Bourassa a raison de parler de l’aspect rituel de l’écoute de la télévision, surtout maintenant que, via Internet, chacun peut choisir d’accéder au contenu de son choix, au moment et à l’endroit où il le désire.  Et les enfants ont besoin de tels rituels…
Je suis particulièrement fan de M. Ding-Dong, un marchand ambulant nerveux (presque épileptique lorsqu’il se met à « ding-ding-ding-gner ») interprété par Martin Héroux.   L’intérêt de ce personnage provient de ses nombreux jeux de mots (lorsqu’il offre ses marchandises, tout rime !), de sa connaissance du monde extérieur (il salut toujours dans une langue étrangère, il raconte des histoires).  C’est le Passe-Montagne de cette génération-ci… en moins reposant disons (un anti-M. Craquepoutte, pour ceux qui auraient Toc-toc-toc comme référence)…
L’autre caractéristique fascinante de M. Ding Dong, c’est le fait qu’il ne vend rien !  Il pousse devant lui sa Touthèque, une roulotte supposée contenir… tout!    De fait, M. Ding Dong troque (contre une grimace parfois) ou prête (et on doit rapporter la marchandise intacte… mais on peut renouveler son prêt).  Si je l’aime autant, c’est que je partage avec lui une fascination pour les objets.  Il dira souvent, lorsque confronté à un manque : « « Rien », comme je déteste ce mot de « rien » ».  Il enseigne aux jeunes téléspectateurs le respect des choses.  Mme Bourassa explique qu’il y a bien là un choix délibéré de faire comprendre aux enfants que le plaisir ne passe pas toujours pas l’achat.
J’aime bien aussi la magie de la fée Mosa (la voisine qui habite le même château; présence féminine compensatrice) faite de peintures de couleur qui jouent de la musique ou répandent toutes sortes d’odeurs…  Dans la même veine, je suis assez impressionné par la végétation maraîchère et les recettes du royaume d’Arbra : coucourdelles, ravilunes, lait d’Arbra, jus de fleur, ragoût de rondouille, soupe au miel, arbre qui pousse dans un grand Braoum et laisse tomber des colorines, etc.  Cette intégration de l’imaginaire jusque dans les détails les plus quotidiens me plaît beaucoup.
Il sera intéressant de voir si, dans le très long terme, une telle série parviendra à ses fins et si cette génération aura des caractéristiques propres comme en avait la génération dite « Passe-Partout ».  Attendu qu’une série télé n’a qu’une influence partielle sur la socialisation, on peut se demander quel genre d’adultes cela fera ?  Des filles, mais aussi des garçons qui, ne décrochant pas, seront plus scolarisés ? Qui sauront mieux s’exprimer à l’oral et à l’écrit ? Qui seront encore plus sociables si cela est possible ?
Chose sûre, pour le moment j’ai de petits géants à la maison.
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En quoi est-ce intéressant pour des conteurs d’examiner une telle série jeunesse ?  Les conteurs qui n’ont pas une armée d’auteurs, de recherchistes, de musiciens, d’orthophonistes et d’autres spécialistes sur lesquels s’appuyer…

Univers symbolique des contes : si les créateurs de l’émission ont choisi l’univers des contes de fées, il y a bien une raison.  Sans se perdre en psychanalyse, on peut penser qu’ils ont saisi tout le potentiel symbolique de raconter des histoires qui se déroulent dans un château (représentant la maison, le monde connu qui entoure l’enfant, où il se sent en sécurité) au milieu d’une forêt (le monde extérieur inconnu) avec un géant (un adulte du point de vue d’un enfant, protecteur, mais inquiétant) et une fée (l’univers féminin et ses mystères).  D’ailleurs, il est fascinant que Mme Bourassa et cie aient décidé que le sous-sol du château serait habité par des êtres sauvages et malappris, les Soucis.  Je crois personnellement que ces derniers représentent le Ça, les forces subconscientes et mal gérées de l’enfant.  Si le monde d’en haut est réglementé par le Géant, le monde souterrain est plus chaotique…

Selon moi, une partie du travail du conteur ou de la conteuse, c’est de connaître les symboles qu’il ou elle utilise.  Cela afin d’être très au fait des différents niveaux de lecture des contes qu’il ou elle donne à entendre, tout en étant bien conscient que des lectures insoupçonnées et plus personnelles à ceux qui écoutent surgiront forcément.

Dimension pédagogique : une des choses que les concepteurs de 1,2,3… Géant ont compris c’est que l’on doit d’abord divertir – et non pas plaire à tout prix – si l’on veut  « passer un message », sans quoi il sera lourd et pas nécessairement bien reçu.  Du reste, il n’y a qu’à fouiller un peu dans le répertoire de toutes les cultures pour constater que les valeurs que veut transmettre la série (respect, courage, persévérance, entraide, ouverture aux autres) sont présentes dans de nombreux contes.  Pas besoin de « pédagogiser » le folklore.  Ici encore, il faut faire son travail et être bien conscient de toute la charge didactique que peuvent véhiculer nos histoires. Mais il faut aussi se rappeler que les apprentissages ne seront faits que lorsque les oreilles, les yeux et les coeurs seront prêts à les capter, et pas avant…

Jeux de langage : les conteurs ont accès à un patrimoine extrêmement riche, notamment de formes courtes : comptines, devinettes, vire-langues et vire-oreilles.  Ces dernières sont évidemment très efficaces avec les tout-petits, mais j’ai pu constater combien les adultes en raffolent, surtout lorsque leur complexité d’exécution permettent des numéros de haute voltige.

Imaginaire du quotidien : Les auteurs de science-fiction et de fantasy l’ont compris depuis longtemps, inventer de petits détails exotiques de la vie quotidienne (aliments, plantes, oiseaux, végétaux, expressions, vêtements, etc.) fait voyager. On n’est plus tout à fait dans le monde que l’on connaît et ces détails agissent comme une signature…  Parlant des curieuses perruques d’1,2,3… Géant, Mme Bourrassa expliquait qu’elles servent à montrer à l’enfant que l’émission c’est à la fois « plus et moins que la réalité ».  L’idée, c’est d’accepter et même de célébrer ce décalage.  J’ai moi-même constaté l’efficacité d’utiliser des sons pour décrire des couleurs (ou l’inverse) et des évènements émotifs pour décrire des plats…  Le conte nous permet ces petites folies, profitons de cette liberté !  D’ailleurs, j’aimerais entendre davantage de conteurs développer de tels univers bien à eux avec une foule de détails savoureux.

Emploi de rituels : notre société en a tellement de besoin.  Les bibliothèques offrent bien des « heures du conte » (qui sont réellement des « heures de lecture animée », mais l’intention est là), les conteurs d’antan ne s’exécutaient que dans des circonstances particulières (à la veillée, lors de certains travaux saisonniers, etc.).  Pourquoi ne pas recréer de tels rituels ?  Déjà, une formulette d’entrée (« Il était une fois et pas deux fois… ») et une formulette de conclusion (« Cri, cri, j’ai marché sur la queue de la souris et mon histoire est finie ») sont de précieux outils pour les conteurs. Les conteurs créoles ont même des formules « phatiques » pour s’assurer de la qualité de l’écoute (« Yé Cri! » – et l’on répond « Yé Crac! » pour signifier qu’on est toujours attentif).

Mais il peut également s’avérer utile de cultiver des façons répétitives de marquer les déplacements (« Marche aujourd’hui, marche demain, à force de marcher, on fait du chemin »), les combats (« Ils ont fait basses les places qui étaient hautes, hautes les places qui étaient basses, molles les places qui étaient dures, dures les places qui étaient molles.  Ils ont fait couler de l’eau des roches grises. »), les amours (« le temps a passé pour eux comme s’il était jaloux de leur bonheur »), etc.

Alors, 1, 2, 3, go !  On change le monde… On change les coeurs… une histoire à la fois.  Les petits géants sont friands de contes.

2 réflexions sur « Une génération de géants ? De l’impact du conte télévisuel »

    1. M. Robichaud,

      Merci pour votre commentaire. J’espère toutefois qu’il est clair à votre esprit que je ne suis pas l’un des auteurs de la série *1,2,3… Géant* (remarquez, je ne dirais pas non !) Je ne revendique aucune paternité ni association avec ses créateurs (sauf peut-être une d’esprit). Mon billet servait surtout à lever mon chapeau – comme vous le faites vous-mêmes – à cette impressionnante entreprise… et à en tirer des leçons pour le conte oral.

      Au plaisir,

      Jean-Sébastien Dubé

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