Voir BLS… et conter!

Quelques mots sur qui est Bruno de La Salle – ou BLS comme j’ai entendu des gens du milieu l’appeler – et sur les raisons pour lesquelles je tenais absolument à la voir conter… jusqu’à braver des conditions routières pas évidentes un peu plus d’une semaine avant Noël 2010.  (Merci à la fée Mirage, notre conductrice, et à l’ange Gabriel avec qui j’ai fait le voyage!)

Déjà, sa présence au Québec tenait pour moi de l’inespéré, alors que je m’étais résolu à ne jamais le voir et l’entendre en personne.  (Le voyage en France est difficilement envisageable pour moi dans le moment.) Tout au plus, j’espérais me rabattre sur ses livres et ses enregistrements.  Merci à Sylvi Belleau (Théâtre de l’Esquisse), Jacques Falquet, Dominique Renaud et à tous ceux qui ont rendu sa visite possible…

À bien y réfléchir, je pense que le désir de voir BLS conter tenait essentiellement à ce besoin que j’ai de me rattacher à un point d’origine quant à ma discipline artistique.  Il m’est évidemment impossible de connaître et encore moins de rencontrer les premiers conteurs (c’est le problème avec un art millénaire).  Il est même devenu extrêmement difficile de rencontrer des conteurs de tradition (heureusement qu’il reste les archives sonores).  De La Salle est cependant une sorte de point de départ du renouveau du conte en France, et ce dès 1969. Il a fondé le Conservatoire de Littérature Orale (CLiO), l’atelier Fahrenheit 451, etc. Que des conteurs que j’admire (comme Mike Burns ou Dan Yashinsky) parlent d’avoir entendu de La Salle comme une de leurs expériences de contage parmi les plus mémorables m’a certainement influencé.

Dans Le Murmure des contes (Desclée De Brouwer, 2002), échanges entre Henri Gougaud et ce même BLS, Gougaud exprime ainsi ce rapport déficient à la tradition :

« …Tous les autres métiers ont une fondation plus ou moins mythique.  À l’inverse des autres littératures : théâtre, poésie, roman… l’art de conter n’a pas de texte fondateur, pas de solide tradition recueillie dans un codex antique.  De qui sommes-nous les héritiers?  Des vieux conteurs de coin de feu?  Des rhapsodes, des aèdes comme Homère?  Des auteurs anonymes des Mille et une nuits?  Nous autres, conteurs, nous ignorons tout de l’histoire qui devrait nous être la plus précieuse, la nôtre. Nous ne sommes pas inscrits dans une lignée, nous n’avons pas d’enracinement conscient assez profond, pas de légitimité.  Veillons à nous reconnaître un ancrage; sinon, nous qui nous ne reconnaissons pas de père, nous n’aurons pas de descendance. » (pp. 95-96)

D’ailleurs, BLS lui-même est bien conscient de cette image qu’il projette (malgré lui?) :

« Pour les journalistes, j’étais le dernier conteur, autant dire  le  ‘dernier des Mohicans’ » (p.60)

« …Je sais que j’ai joui, dans l’imaginaire du public, d’une aura très particulière. Pour eux, c’est simple, j’étais l’ancêtre. » (p.65)

Du spectacle de M. de La Salle le 15 décembre dernier, où il nous présentait des extraits de L’Odyssée [le lien renvoie à un site où l’on peut accéder aux différentes traductions françaises de l’oeuvre; BLS a travaillé à partir de la version de Victor Bérard (1924)], je garderai le souvenir d’un homme de 67 ans que j’ai senti fatigué (le décalage horaire?), ce qui s’est traduit par certains blancs pendant le spectacle.  Pourtant, j’ai été impressionné par son aplomb et sa maîtrise tout en humilité.  Évidemment, maîtrise par le souffle nécessaire à la récitation des nombreux vers de cette épopée, d’autant plus qu’il joue en parallèle de ce mystérieux instrument, le cristal Baschet (sorte de xylophone en verre qu’il opère en mouillant ses doigts…).

Si le fait de psalmodier l’Odyssée permet de créer une ambiance unique pour l’écoute et redonne à ce récit une sacralité trop souvent négligée, cela a cependant créé pour moi une distance qui m’a distraite. D’autant que M. de La Salle reprenait sa propre parole « nue », voire « directe » (avec une voix magnifique), pour faire le pont entre les divers extraits de l’œuvre qu’il nous a présenté.  J’ai été bien sûr ravi d’entendre un artiste ayant effectuée une somme colossale de travail sur un texte fondateur (plus de 4500 vers), mais en même temps j’aurais aimé qu’il me raconte l’histoire, simplement. Est-ce que cela en eu nécessairement appauvrie l’épopée?

BLS fournit des pistes de réponses à ma question dans Le murmure des contes :

« …La littérature orale ne se résume pas non plus aux contes de fées.  L’épopée nécessite un développement d’énergie.  J’ai donc travaillé la musique, évidemment, le chant et quelque fois la danse. » (p. 91)

Et dans Le conteur amoureux (1995, Casterman) [apparemment il en existe une édition augmentée, parue en 2007], de La Salle expliquait déjà:

« …On comprend pourquoi les grands conteurs, les grands poètes des temps passés utilisaient un instrument de musique et surtout pourquoi leurs narrations les plus précieuses étaient chantées.
Si la parole est musique, une œuvre littéraire et poétique rassemblant toutes les connaissances que peut acquérir un homme de cet art ne peut être que chantée. » (p.18)

«… Les mots proposés dans une épopée digne de ce nom ne peuvent être autres que ceux que le poète a finalement adoptés compte tenu des contraintes formelles qu’il s’est imposées.  Le récitant n’a plus alors qu’à retrouver le chemin que le poète a initié. J’ai pu, ainsi, apprendre sans grandes difficultés et garder jusqu’à aujourd’hui quelque quatre mille cinq cents vers de ‘L’Odyssée’ musicalisés et structurés en strophes, séquences et chants.  Il est tout à fait possible d’en apprendre d’autres. » (p.31)

Énergie, musicalité, mémoire, donc. Privilégiant la simplicité de la relation entre le conteur et son public (et qui n’exclut nullement l’approfondissement de l’oeuvre), je reste sceptique.  Mais, n’ayant jamais travaillé de tels récits monumentaux, je ne peux qu’en déférer à ceux qui les approfondissent au quotidien. [Pour d’autres éléments de réponse, voir « Ton histoire est une épopée… », compte-rendu de mon stage avec Martine Tollet, adjointe de BLS]

Cela écrit, je dois convenir que la versification et la métrique deviennent très efficaces pour rythmer le récit (par exemple, lorsque Ulysse construit un radeau et que l’on ressent son agitation et l’effort du travail). De même lors d’un moment qui m’a particulièrement bouleversé: C’est l’épisode où Ulysse, descendant aux Enfers pour y consulter le devin Tirésias, y rencontre sa mère, encore vivante à son départ d’Ithaque. La vulnérabilité du conteur rejoignait alors l’universelle douleur devant la perte d’une mère. La musique et le chant se faisaient alors plus plaintifs et dramatiques.  Émotion.

Enfin, je m’en voudrais de passer sous silence l’habileté dans la construction du récit.  Plutôt que de commencer son histoire par le voyage de Télémaque à Pylos, BLS débute l’épopée au Chant V, nous présentant Ulysse désormais seul aux côtés de la nymphe Calypso.  Il se bâtit un radeau et la quitte, pour être ensuite recueilli incognito à la cour du roi Alcinoos où l’aède Démodocos chante ses exploits. Reprenant là où le barde s’arrête, Ulysse poursuit l’histoire et c’est par cette narration que de La Salle nous introduit à L’Odyssée.  Le conteur qui raconte le héros se racontant… Je trouve cette mise en abyme parfaite.  Autrement, et c’est très personnel, dans les choix des extraits, j’aurais volontiers troqué l’épisode du Cyclope pour celui des sirènes ou de Circé, la séduisante magicienne…  [Je craque pour les personnages de femmes fatales. On ne se refait pas…]

Après l’avoir vu en performance, l’admiration que je portais à Bruno de La Salle s’est confirmée, mais sa nature a changé. J’admire toujours son audace d’avoir recommencé à raconter des histoires que l’on oubliait, alors que peu de gens le faisait.  J’admire encore tout ce qu’il a bâti pour les conteurs des générations à venir. Néanmoins, plutôt qu’une figure ancestrale, il incarnera désormais pour moi ce « conteur amoureux ». L’amour de Bruno de La Salle pour L’Odyssée est palpable lorsqu’il la partage. S’il a commencé à travailler cette épopée dans les années 70, il l’a présentée en public pour la première fois en 1981, reprise en solo en 1991 et il la raconte encore…  Autant dire qu’il y a consacré sa vie! Cette fréquentation intime de récits sur le long terme est devenue rare chez les conteurs.  BLS doit connaître les moindres détails des épopées qu’il a abordé et donc les comprendre à un niveau tel que cela ne peut qu’en approfondir son interprétation. En fait, il s’est forcément trouvé personnellement transformé par ce travail.  Il parle avec un immense respect de ces textes, et ce respect me touche profondément :

« Il est vrai que j’ai toujours senti comme un privilège le fait d’être autorisé à dire ces contes ou ces épopées que j’aime tant.  Mais je n’ai jamais pu goûter ce bonheur sans ressentir en même temps la crainte d’être infidèle à leur beauté, à cette beauté vraie, forte et lumineuse. Et lorsque que je dis crainte, il s’agit bien de la crainte, de la peur, de la terreur d’être écarté de leur présence pour avoir été infidèle, pour avoir en quelque sorte menti, pour n’avoir pas tenu la parole dont ils ont besoin.

Les Africains disent de quelqu’un qui sait une histoire qu’il se doit de la raconter; s’il ne le fait pas elle le punit, s’il le fait mal elle le punit aussi.  Voilà la situation où je me trouve. » (Le conteur amoureux, p.32)

Je nous souhaite d’aimer nos histoires avec ce même respect, voire cette crainte, pour que nous n’hésitions plus à leur donner tout ce que nous sommes lorsque nous les racontons.

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(MAJ 21/03/2011) Trouvé dans Le Murmure des contes (2002):

« Certaines paroles ont besoin, à mon sens, d’un langage un peu plus fort, un plus construit, d’un rythme, d’une scansion. » (BLS, à propos de raconter les mythes, p.171)

« …Il y a là une vraie difficulté.  Je m’y suis affronté puisque j’ai raconté Œdipe.  Les mythes grecs, en particulier, « sacralisés » par l’érudition. Je me les imagine comme des temples dans lesquels on ne rentre que sur la pointe des pieds après avoir laissé les chaussures devant la porte.  Il est beaucoup plus difficile de raconter des mythes que des contes à cause d’une sorte de vénération, de timidité qui empêche une relation franche de se développer.  Et pourtant, il est certain que c’est notre histoire, plus qu’aucune autre, et qu’elle a quelque chose à nous dire, à chacun de nous en particulier. Si l’on veut vraiment raconter le mythe, il ne faudra pas hésiter à le nettoyer de la poussière accumulée pendant des siècles de versions lycéennes, de thèses universitaires, toutes démarches bien éloignées de la jubilation conteuse et du plaisir sensuel de dire et d’entendre. » (Henri Gougaud, p.172)

« Au début, c’était mon admiration qui me portait vers les contes et plus encore, je crois, mon enthousiasme. Aujourd’hui, dans l’attrait qu’ils exercent sur moi, il y a quelque chose que je ne comprends pas, que je respecte, que j’aime même, mais que je ne comprends toujours pas. Je sais aussi qu’au fur et à mesure d’une fréquentation, mieux que cela, d’une vie commune avec les contes, je découvre petit à petit des richesses que je n’avais pas envisagées quand j’ai commencé, comme dans n’importe quel travail, d’ailleurs, pourvu qu’il soit abordé avec patience. Il y a encore tellement de choses à apprendre, certaines d’une grande simplicité, les plus difficiles à découvrir ; il faut du temps pour qu’elles se révèlent. » (BLS, pp.184-185)

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