De la culture créole en pays créole

[NDLR: Alors que Le 20e Festival Les jours sont contés en Estrie s’ouvre sur des températures très automnales (soleil-pluie-neige-froid), mon amie Alice est en Martinique pour un autre festival d’autant plus dépaysant.  Elle a accepté de jouer la « correspondante à l’étranger » pour Tenir conte.  Bon voyage!  JSD]

Fort-de-France, quartier « Redoute ». Quelques impressions de début de voyage…

On a droit à de belles ondées tropicales, cette nuit c’était impressionnant…
Aujourd’hui, la pluie prévient de son arrivée en tambourinant au loin sur les toits: tagada, tagada, j’arriiive !

Venir ici a été un vrai choc, et pas de coussin pour amortir: je découvre tout en bloc, j’ouvre les yeux les oreilles, je pose plein de questions, je dis franchement mon ignorance aux gens, je me place petit à petit… Et je lis, je lis beaucoup: contes créoles, livres sur l’histoire du pays, sa construction, articles sur l’esclavage bien sûr… Toutes choses que je n’ai jamais apprises clairement à l’école alors qu’elles font partie de l’histoire de mon pays, alors que ce morceau de terre est sensé être aussi « mon pays ». Oui mais. Flou entretenu par l’état. Ne pas oublier que l’esclavage aux Antilles n’a été officiellement reconnu par la France comme « crime contre l’humanité », qu’en 1996, à l’instigation de Christiane Taubira, députée et ministre Guyannaise … Dans les manuels d’Histoire, pas plus de quelques lignes sur plus de quatre siècles d’activités esclavagistes intensives. Bon.

Je le constate vite, c’est une société compliquée et pleine de contradictions. Son métissage qui devrait être sa plus grande force, notamment côté culturel, est plus souvent source de problèmes.

Le répertoire oral est riche et varié, mais soit inconnu, soit méprisé ou évincé au profit du répertoire occidental de la « Mère Patrie » (oui, oui, plein de gros guillemets s’il vous plaît). Exemple criant hier, au cours de « l’heure du conte » passée avec des sixièmes, une douzaine d’enfants volontaires de 10-12 ans. Le conte est au programme pour eux cette année. Après qu’ils m’aient parlé de ce qu’ils étudiaient en cours de français (je les cite), champs lexical, structure narrative, situation initiale-élément perturbateur-élément solutionnant-finalité, je leur demande: « Bon, et qu’est-ce-que vous connaissez comme contes? ».

Réponse: « Là, on étudie la Belle au bois dormant, mais il y a aussi Blanche-Neige, Cendrillon, le Petit Poucet, la Belle et la Bête… ». Ils cherchent, hésitent. Se consultent du regard.

J’en reste abasourdie.  Devant moi, une majorité de têtes brunes crépues et deux ou trois têtes blondes lissées, frimousses couleurs cannelle, brun foncé, lait au café ou café au lait… La palette au complet de petits martiniquais. Baskets ou sandales à la mode, chemisettes blanches de l’uniforme, ils répondent à ma question en écoliers, ont peur de se tromper. J’aimerais avoir mal entendu, j’aimerais qu’ils me disent ce qu’ils aiment comme histoires. J’ai peut-être mal formulé. Je redemande: « Et les contes de chez vous, les contes créoles ? C’est votre culture ! Est-ce-que vous connaissez Ti-Jean ? ». Moues gênée, têtes secouées.

« Bon, et Compère Lapin, vous le connaissez, quand même ? ». Ah ! Sur la douzaine d’enfants, deux ou trois mains se lèvent. Un garçon dit, « Ah oui, je crois qu’il y a une histoire où il mange une baleine, parce qu’il dit à l’éléphant… » Il a fini par raconter l’histoire presque en entier, au grand plaisir de ses copains.

Etant là pour ça, je leur ai aussi raconté quelques contes bretons, avec des lutins, personnages dont ils ignorent tout puisque ceux-ci n’existent tout bonnement pas dans leur héritage culturel oral, surtout issu des contes africains. ça leur a bien plu. La documentaliste du collège m’avait demandé de faire dans le traditionnel de chez moi, elle est contente. Discutant avec les enfants, j’essaie aussi de leur montrer les parallèles entre les cultures, les personnages qui se promènent d’un continent à l’autre, Ti-Jean, Lapin, ces contes exutoires où le « faible » se moque du puissant.

Fin de l’atelier, les enfants se lèvent, me remercient, repartent en cours. Je prends congé de la documentaliste après un verre d’eau bien fraîche.

Mais je repars sidérée: ces mômes ne savent rien de leur propre culture, et au lieu de la leur faire découvrir, on leur fait étudier « la Belle au Bois dormant » !
Décalage et fracture incroyable. Comme étrangers à leur propre culture, étrangers chez eux. C’est tout juste si on ne leur enseigne pas « mes ancêtres les gaulois », comme à la pleine époque coloniale !

J’en ai parlé juste après avec José, un comédien rencontré pour ma résidence, puis avec Valère [Egouy] (homme de scène et conteur, mon commanditaire) et sa femme Etie, qui enseigne en primaire… Tous sont unanimes: la situation culturelle, son enseignement, est catastrophique. Les mômes ne parlent créole que pour insulter. Etie (c’est une « béké », blanche créole, née à saint-Barthélémy aux Antilles) se bat pour qu’ils écrivent de belles choses dans leur langue, elle est prof en CM2, enseigne de son propre chef dans les deux langues à sa classe, bosse avec eux en slam… [NDE: Pour une explication des corrections, lire le texte « Erreurs et précipitation »]

Le soir, dans une radio locale, même constat, et comme l’animateur ébauchait -en créole- l’opinion que c’était une situation logique vu qu’il y a beaucoup d’enseignants blancs et « métros »* (ce qui est vrai), Valère l’interrompt (en créole aussi, mais je comprenais le sens du débat), disant qu’ils connaissait plus d’enseignants « métros » que Martiniquais réclamant l’enseignement du créole et de sa culture… Et qu’il y avait un manque de volonté évident de la part des politiques et de certains enseignants.

En faisant des courses avec Etie au supermarché du coin, même malaise: n’étaient les ignames, goyaves et christophines au rayon fruits et légumes, je me serait crue dans mon magasin habituel, chez moi en Centre-Bretagne ! Mêmes rayons, mêmes produits, mêmes pubs avec des personnages blancs. Aucune adaptation à la culture et la couleur locale. Placage, collage, surface… Comme une négation systématique… C’est « la France » donc ça doit ressembler à la France.

C’est sûr qu’il y a du politique et du lobby là-derrière, assez clairement (ce que connaissent les gamins influe forcément sur la consommation locale et donc ce qu’on importe là-bas…). Le risque, c’est d’en faire des gens sans racines ou totalement schizophrènes, tiraillés entre les deux cultures, comme si les cicatrices de l’histoire ne suffisaient pas… Mais ces blessures, on ne fait rien pour les soigner efficacement. Bref.

En tous cas, grosse découverte pour moi, qui me remet les pendules citoyennes à l’heure: rien que pour ça, ce voyage valait le coup.

Je vous dirai plus tard mes impressions sur les interprètes du conte créole: le festival, c’est la semaine prochaine…

Alice Duffaud

*vocabulaire: un « métro », c’est un blanc de métropole. un français, quoi.

5 réflexions sur « De la culture créole en pays créole »

  1. juste une précision: le CM2, en France, c’est la dernière année en école primaire (10 ans). je ne sais pas l’équivalent au Québec…

  2. merci pour ce « regard »… qui me sidère quand même : j’aurais volontiers imaginé que les choses avaient bougé, hélasss…
    je reconnais là ce qui est « évidemment » notre quotidien, au point que (je parle de haute Bretagne) la culture propre aux gens d’ici est quasi disparue… du moins en apparence, car elle a également tendance à sourdre, et des oreilles et des yeux s’ouvrent dès que des beluettes les ravivent ; c’est ainsi que je vois venir avec un bonheur gourmand une demi-douzaine de collégiens qui vont conter lors de La Bogue d’Or à Redon dans 15 jours (sur la scène ces contes et menteries, dans la joute contée, et lors de ma dédicace des « Contes & Légendes d’Ille-et-Vilaine), c’est la 1ère fois que je vois ça alors que les vacances d’été sont passées et qu’ils ont rejoint d’autres classes depuis la rentrée !

  3. Je viens de découvrir que Patti Warnock, conteuse estrienne membre du Cercle des conteurs des Cantons de l’est, participera aussi au Festival Conte et musique dans la Cité (Martinique). Je l’inviterai aussi à partager ses impressions avec vous…

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