Préparer ses contes : les bonheurs de l’immersion

Une fois le conte choisi, avant de l’amener à la scène, la conteuse ou le conteur passe du temps avec son histoire.  S’il s’agit d’abord d’un exercice de mémorisation, c’est souvent beaucoup plus.

Quelle différence entre apprendre une histoire par coeur et l’incarner jusqu’à la connaître « par corps » ? Entre retenir les péripéties dans le bon ordre séquentiel et maîtriser complètement une trame narrative jusqu’à saisir la pertinence du moindre détail sur la signification profonde du récit ?  Et est-ce vraiment nécessaire pour bien conter?

Lors du Cercle des conteurs de mars dernier, j’ai demandé à mes collègues estriens comment ils apprenaient leurs contes.  J’ai eu toutes sortes de réponses aussi intéressantes et pertinentes les unes que les autres, allant de s’enregistrer, de dessiner l’histoire, de l’écrire au long, de la découper en chapitres, d’en identifier la structure, les mots-clés, les émotions sous-jacentes, les motivations des personnages.  On cherche à trouver le bon état d’esprit (incluant une certaine fragilité), l’étincelle première, on évite de se juger et on essaie de tout résumer en quelques minutes.  S’il s’agit d’une légende, on essaie de la situer dans des lieux réels, quitte à aller les visiter en personne.  Au besoin, on utilise même Google Earth pour visualiser les régions du monde que l’on connaît moins bien.

Surtout, on apprend par les pieds.  En Estrie (mais peut-être est-ce universel?), quand on veut préparer un conte, on marche. En forêt, en ville, dans la rue le soir, en raquettes l’hiver, en tournant en rond aux arrêts d’autobus, etc.  Seul. En marmonnant, en gesticulant parfois. Le pas cadence le rythme de l’histoire. Frappant de voir à quel point la démarche créative et la démarche tout court sont liées chez plusieurs.

L’un de mes bonheurs personnels, c’est d’avoir le luxe de m’immerger, de me prélasser dans une thématique, un genre littéraire, un univers… En manger, quoi !  Idéalement pour plusieurs semaines, voire plusieurs mois. On part avec un mot, une expression, puis elle devient omniprésente, obsédante.  On la voit partout, on lit tout ce que l’on trouve sur le sujet (plusieurs versions des mêmes contes, d’autres versions du même conte-type, les dimensions historique, sociologique, symbolique, psychanalytique, etc.), on y associe tout ce que l’on voit passer dans l’actualité…  C’est alors que, par sérendipité, d’étranges phénomènes de synchronicité apparaissent.  « L’homme y passe à travers des forêts de symboles / Qui l’observent avec des regards familiers. »  Correspondances, indeed, Mister Baudelaire.

C’est effectivement assez proche de la familiarisation avec une nouvelle langue.  On peut apprendre le vocabulaire et la syntaxe dans les livres, on peut développer certaines habiletés par des exercices de conversation.  Toutefois, il n’y a rien comme de se plonger complètement dans un milieu où on n’aura pas d’autre choix que de vivre (dans) cette langue, avec la culture, les usages et les coutumes qui l’accompagnent.  C’est donc qu’il y aurait autour de nous des conteurs qui « parlent » Cendrillon, Quête du Graal ou Anansi…

J’ai eu cette chance ces derniers mois avec différents projets touchant aux contes du Moyen-Orient, au Moyen Âge européen et maintenant au monde assez singulier des ours… À chaque fois, c’est le ravissement à mesure que des couches de sens s’ajoutent et se superposent, enrichissant d’autant notre compréhension première du conte, de ses personnages et autres archétypes, des situations inusités qu’on y rencontre.  À chaque fois pourtant, il faut abandonner et passer à autre chose puisque chaque sujet est inépuisable.  Et on y reviendra plus tard.

Bon, c’est un plaisir intello qui a aussi ses limites. À se perdre dans de tels univers, on risque parfois d’oublier les limites du récit qui nous y a amené.  On s’éloigne peut-être parfois un peu trop de la scène et du public qui entendra nos histoires…

En même temps, si nous conteurs, qui sommes les truchements par lesquels les spectateurs accèdent à ces univers imaginaires, si nous ne faisons pas ce travail d’y voyager le plus souvent et le plus loin possible, qui le fera ?  Est-ce que ce n’est pas en nous situant résolument sur la frontière entre réel et chimères que nous serons à même de donner vie et forme à l’intangible de façon crédible et convaincante ?  Le Diable est dans les détails.  Si on veut l’invoquer, il en faut donc pas mal…

Une fois l’histoire apprise, le travail peut commencer.

2 réflexions sur « Préparer ses contes : les bonheurs de l’immersion »

  1. Salut Jean-Sébastien

    Merci de ce commentaire.
    Surtout pour
     » C’est alors que, par sérendipité, d’étranges phénomènes de synchronicité apparaissent. ”L’homme y passe à travers des forêts de symboles / Qui l’observent avec des regards familiers.” Correspondances, indeed, Mister Baudelaire. »

    Mon travail utilise à satiété la sérendipité, terme que je ne connaissais pas.

    Très intéressant…
    Encore merci et bonne suite…
    Bernard Grondin

  2. Cher Jean-Sébastien,
    à la lumière de ce -comme toujours- passionnant commentaire, j’ai eu le choc stupéfait de découvrir un travers de ma propre pratique auquel je n’avais pas prêté grande attention. C’est gênant au possible.
    J’ose à peine l’avouer et pourtant il le faut, à mon grand désarroi:
    Si d’aucuns, estriens de leur état, apprennent par les pieds, moi, bretonne par hasard, j’apprends par les fesses. Je ne répète bien qu’assise, peu importe où, d’ailleurs, arrêt de bus, rocher en sous-bois, chaise, pelouse… Fermant les yeux (parfois à m’en provoquer des éblouissements), testant impitoyablement chaque image dans mon petit cinéma intérieur, sarclant et tailladant, marmonnant et mâchouillant les mots sans relâche, jusqu’à obtenir un pâton convenable, apte à passer « au feu » du public.
    Si j’essaie en marchant, ça rate: je regarde ce qui m’entoure, incorrigible contemplative que je suis.
    Pour penser, je dois m’arrêter, m’enfermer dans ma tête, tirer les rideaux, mettre le panneau « ne pas déranger ». Et m’asseoir.
    Le fondement de ma pratique et le mien n’en font qu’un. Je suis anéantie.

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