Le maître-artisan

Il est de bon ton dans notre milieu de parler du contage comme d’un artisanat (voir notamment le chapitre « Patience de l’arrosage » de Luidgi Rignanese dans L’art du conte en dix leçons), mais qu’est-ce que ça veut dire au juste?  Au-delà du temps à prendre, du savoir-faire à développer, je crois que les processus de travail et les rapports à la matière se ressemblent.

En préparant mon intervention du 13 novembre dernier lors du colloque annuel du Regroupement du conte au Québec (RCQ), à propos de la formation des conteurs, j’ai repensé à un conte chinois.  C’est un texte qu’avait présenté en 2007 la conteuse et intellectuelle brésilienne Regina Machado lors d’une rencontre autour des thèmes « mission/transmission » organisé par les Productions Littorale.  Le texte était en anglais et j’ai tenté, bien modestement, de le traduire.  Je le reproduis ici, parce qu’il m’apparaît nommer plusieurs éléments que des conteurs-artisans devraient développer lorsqu’ils ont le souci d’améliorer leur art:

Autrefois, nous dit Zhuang Zhou, il était un maître artisan qui créait de si beaux objets de bois que le roi lui-même demanda à connaître le secret de son art.

« Votre majesté, dit le menuisier, il n’y a pas de secret… mais il y a bien quelque chose.  Voici comment je procède :

Lorsque je m’apprête à faire une table, je rassemble d’abord mes énergies et je calme mon esprit afin de parvenir à une paix absolue.

Je deviens indifférent à toute récompense que je puisse gagner ou à quelque gloire à conquérir.  Quand je suis libre de l’influence de toutes ces considérations extérieures, je peux écouter la voix intérieure qui me dit clairement ce que je dois faire.

Quand mon habileté est ainsi concentrée, je prends ma hache.  Je m’assure qu’elle soit parfaitement affilée, qu’elle tienne confortablement dans ma main et qu’elle devienne le prolongement de mon bras.  Alors, j’entre dans la forêt.

Je cherche le bon arbre : l’arbre qui attend de devenir ma table.  Et lorsque je le trouve, je demande : « Qu’ai-je à t’offrir et qu’as-tu à m’offrir? »

Alors, j’abats l’arbre et je me mets au travail.

Je me souviens comment mes maîtres m’ont enseigné à mettre mon talent et ma pensée en relation avec les qualités naturelles du bois. »

Le roi dit alors : « Lorsque la table est terminée, elle a sur moi un effet magique.  Je ne peux la traiter comme n’importe quelle autre table.  Quelle est la nature de cette magie? »

« Votre majesté, répondit le menuisier, ce que vous appelez ‘magie’ provient de ce que je viens de vous expliquer. »

Les éléments dont il est question dans ce conte m’apparaissent tous des fondamentaux: l’importance de développer une éthique du travail et du conte, d’affûter ses outils (corps, voix, prestance) et de découvrir comment ils peuvent servir le conte, se souvenir des enseignements des maîtres, travailler à mettre en valeur les « qualités naturelles » de l’histoire, etc.  Mais c’est encore et toujours la question du rapport au répertoire qui m’avait interpellé et m’interpelle encore.

Comment « entrer en forêt » dans le foisonnement des contes (déjà le stage avec Marc Aubaret m’a donné des pistes…) et savoir choisir le « bon arbre » (le bon conte) celui « qui attend de devenir [notre] table » (de se laisser approprier par le conteur)? Il s’agit, en quelque sorte, de savoir identifier le diamant brut qu’il faudra ensuite travailler et polir.  Faire des choix; décider de ne pas conter certaines histoires pour en privilégier d’autres…

Je suis reconnaissant à Regina Machado – et à Zhuang Zhou, je supposepour cette idée d’entrer en dialogue avec un conte que l’on a trouvé et que l’on a envie de conter: « Qu’ai-je à t’offrir et qu’as-tu à m’offrir? » Comment, avec ma couleur et ma personnalité de conteur, vais-je refléter sur cette histoire?  Que puis-je apporter de classique ou d’original, de réinterprétation, d’hybride et de contemporain à la manière de la raconter? Comment est-ce que le fait d’introduire ce conte dans mon répertoire va colorer mes autres contes et me transformer, moi, comme conteur?

Dès lors, le rapport artistique entretenu avec la matière contée devient plus viscéral qu’intellectuel.  Assez proche de celui du sculpteur, de la tisserande, de l’ébéniste ou de l’orfèvre, finalement.

2 réflexions sur « Le maître-artisan »

  1. Bonjour,

    très intéressant ce blog ! Je suis conteur en France et je vois que, même si les interrogations sont les mêmes, j’ai bien l’impression que le conte n’est pas du tout pratiqué de la même manière chez nous qu’au Québec.

    Bon, il y a largement matière a réflexion pour moi sur ce site, il va falloir que je finisse de lire les 15 mois d’archives que j’ai entamés 🙂

    1. Bien le bonjour M. Delorme!
      Bienvenue dans cet espace de réflexion et, je l’espère, de discussion. Vous me voyez heureux que vous y trouviez du matériel d’intérêt.

      Si vous allez consulter d’anciens billets, sentez-vous bien à l’aise de les commenter s’il y a lieu, je lis tout ce qui entre. Cela prend parfois un certain temps avant que je réponde, cependant.

      Par ailleurs, si votre intuition quand à la différence de pratique entre la France et le Québec se confirme, je serais intéressé à vous lire aussi là-dessus…

      Au plaisir de vous lire,

      Jean-Sébastien Dubé

Répondre à tenirconteAnnuler la réponse.