Soudain, ils entendirent conter…

Mon autre « re-coup de coeur » de lecture pendant le temps des fêtes, c’est Suddenly They Heard Footsteps – Storytelling for the Twenty-First Century de Dan Yashinsky (Vintage Canada, 2004). Il a été traduit par les éditions Planète Rebelle en 2007. Je le lisais pour la troisième fois, je crois.  Ici aussi, une lecture stimulante, mais définitivement réconfortante.

Dan Yashinsky est l’un des plus importants conteurs du Canada anglais. Fondateur du Toronto Festival of Storytelling, il conte depuis plus de trente ans.  C’est aussi un homme extrêmement simple et extraordinairement sympathique que j’ai eu la chance de rencontrer à quelques reprises.  Son intellect vif lors des échanges et son visible amour des gens sont contagieux.  Avec les conteurs anglophones des Township Tellers, il a été une de mes portes d’entrée vers le milieu du conte anglophone où la dynamique est plus axée sur le communautaire que sur le spectaculaire.

J’aime le livre de Dan parce que ça se lit comme une biographie.  C’est touchant et profondément humain, donc facile d’accès.  Mais, en même temps, c’est une biographie de conteur.  À travers tous les épisodes biographiques filtre de nombreuses leçons pour les conteurs novices qui veulent bien y porter attention:  Comment animer une soirée de contes?  Comment apprendre des conteurs d’expérience? Comment bien choisir les contes trouvés dans les livres? Quand et comment adapter un récit traditionnel?

Par ailleurs, c’est merveilleusement teinté de l’humour pince-sans-rire de l’auteur.  Ça donne des passages comme suit:

« Il y a deux savoir-faire extrêmement importants que les conteurs doivent maîtriser.  Le premier, c’est comment déplacer les meubles.  Le second, c’est comment apporter une tasse de thé à une vieille dame. »

J’ai peu entendu Dan Yashinsky conter, mais c’est certainement l’un des auteurs les plus généreux qu’il m’ait été donné de lire.  Qu’il parle avec émotion des derniers moments passés avec ses mentors en fin de vie ou d’avoir raconté à son fils qui reposait entre la vie et la mort dans une unité de soins néo-nataux, il partage sans pudeur l’amour, voire la nécessité, de l’art oral qui pour lui se tisse intimement avec la vie.

« Nos histoires et nos proverbes constituent un cadre à l’intérieur duquel les enfants comprennent quelle place ils occupent dans le monde.  À travers ses récits souvent répétés, une famille se rappelle son histoire, ses valeurs, son goût de l’autodérision, ses moments d’héroïsme et les victoires de sa survivance.  En grandissant, on entend tout le temps ces petites histoires et ces fragments de souvenir sans y prêter attention; plus tard, on les chérit. C’est grâce à eux que nous savons comment notre traversée de la vie a été perçue, rappelée et évaluée. […]  Nous sommes nés dans des maisons faites de briques et de bois.  Mais nous sommes nés aussi dans des maisons faites d’histoires, de souvenirs, de dictons et de citations.  Les histoires gardées vivantes dans les familles marquent la croisée des chemins du passé, du présent et de l’avenir. »

C’est pourquoi il encourage les conteurs à puiser dans ce fonds pour constituer leur répertoire.  Pour lui, tous savent « parler conte », une habileté culturelle acquise au fil des jeux de mots, comptines et calembours, mais il faut s’y reconnecter:

« À mesure que l’on construit son répertoire de contes, il est important de garder à l’esprit que l’on construit sur des fondations qui remontent à l’enfance.  Chaque histoire que l’on apprend ajoute une nouvelle qualité, une profondeur et une aisance à un second langage que l’on a commencé à maîtriser la première fois que l’on a joué à faire ‘coucou’. »

C’est ainsi que pour lui, les humains sont « storytropic », viscéralement interpelés par les contes…

« Les contes oraux veulent nous aider à nous souvenir que la vie sur notre verte planète est éclairée à la fois par la lumière du jour et par la lumière des contes.  C’est pourquoi même les plus sceptiques écoutent de bon coeur le conteur quand il commence.  Soumis au tropisme du conte, nous sommes attirés par le récit aussi naturellement que les tournesols s’ouvrent au soleil. »

En nous racontant sa première expérience de contage dans un camp d’été, alors qu’il a rencontré son premier « dragon », un enfant difficile qui ne cessait de l’interrompre, il nous rappelle un truisme fondamental de l’art du conte, mais que l’on oublie si souvent : « Celui qui écoute est le héros du conte. »

« …Chaque fois que je conte devant un public, j’essaie de me souvenir que le héros de mon histoire est peut-être assis là, juste en face de moi.  Il ou elle est celui ou celle de qui l’on dit qu’il apprend lentement, qu’il ou elle est bête, celui ou celle qui risque de devoir abandonner ses études.  Pour ceux ou celles-là, l’histoire est bien plus qu’une suite divertissante de mots.  Ils écoutent parce qu’ils veulent que l’histoire soit vraiment la leur, une histoire qui puisse même contenir leurs folles passions, leurs peurs, leurs inconduites insensées et leur chance de pouvoir changer. »

D’auditeur-héros en auditeur-héros, c’est le rêve de tous ces « fous d’orage » (storm fools) que sont les conteurs qu’enfin leurs histoires parviennent à « réparer le monde » [Je conserve cette dernière citation en anglais parce qu’elle m’apparaît plus puissante en version originale…]:

« People have a new desire to reconnect to their own voices, memories and stories.  We’ve come to realize that we can’t double-click on wisdom. You must spend time listening and what you must listen to are stories told by word of mouth. The human race has never found a better way to convey its cumulative wisdom, dreams and sense of community than through the art and activity of storytelling. […] …In an age where the story-fire is almost extinguished, when news replaces narrative, and broadcast voices replace the living tongue’s frequency; when screenglow replaces hearth-fire, and data replaces wisdom…  We must rediscover the very form of storytelling, and through that begin to find the stories that will mend the world. »

Moi, c’est le genre de citations qui me font du bien à l’âme.  Ça me confirme encore et encore mon choix de consacrer une partie de ma vie à cet art.

Est-ce que j’ai dit que c’était un livre essentiel? Mike Burns m’a déjà confié qu’avec Conter, un art? de Michel Hindenoch, ça lui apparaissait un des ouvrages les plus complets sur notre métier…

Qu’est-ce que vous attendez pour aller vous en chercher une copie?

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MÀJ (18/01/10): À bien y penser, c’est aussi un livre intéressant pour les non-conteurs.  Yashinsky y parle du désir de conter, comme un besoin, voire une urgence.  Utile pour les gens qui se demandent qu’est-ce qui pousse ces fous et ces folles à apprendre des histoires par coeur et à aller les raconter à leurs semblables…

2 réflexions sur « Soudain, ils entendirent conter… »

  1. Cher ami, tu sais à quel point le livre de Dan est important pour moi.

    Cette semaine, j’étais à la recherche d’un conte que j’avais lu dans son livre, celui qui parle d’un rituel oublié. J’ouvre donc le livre, ne sachant pas vraiment où chercher. Je me lance donc dans la (re)lecture du chapitre «Emergency storytelling » dans lequel il raconte comment il a guidé son nouveau-né (pris entre la vie et la mort) a l’aide de contes.

    Mon Dieu que c’est touchant, que c’est vrai. À un moment où je m’inquiète de savoir si j’ai assez d’argent pour ma retraite, Dan et ses contes me rappellent que la vie c’est d’abord et avant tout des contacts humains, de l’amour et du temps passé ensemble.

    J’envie énormément «le milieu du conte anglophone où la dynamique est plus axée sur le communautaire que sur le spectaculaire » comme tu le dis si bien. L’aspect communautaire que nous enseigne Dan est sans doute la plus grande leçon dont nous avons présentement besoin.

    Merci pour ton résumé, il est excellent.

  2. Yo « JSD »,
    toujours un plaisir de te lire, tu as l’enthousiasme si contagieux !

    Ca donne envie de courir acheter ces deux bouquins, y’a pas… Mais je dois avouer qu’il me faudra guigner tout d’abord sur la version francophone; ma connaissance de la langue de chat-que-spire (chat qui soupire ?) est à ce point catastrophique qu’il m’a fallu dix bonnes minutes, armée d’un dictionnaire rebondi, pour parvenir à déchiffrer cette citation qui te tiens tant à coeur.
    …J’exagère un peu, bon, d’accord; mais même si elle m’a semblé bien belle et bien juste, je ne suis pas certaine d’en avoir saisi toutes les finesses.
    Je résume ce que j’ai compris:
    … Qu’il est important de se rendre compte à quel point le conte oral, prononcé par la bouche, la langue, le corps, l’émotion et l’âme d’un être vivant, est une chose précieuse, bouleversante et irremplaçable. Que cet art unique nous renvoie à ce qu’il y a de plus ancien et de plus profond en nous, à nos attaches, notre histoire (la grande et la petite), notre mémoire collective et personnelle, notre sagesse, nos racines… Et que rien ne saurait mieux nous y renvoyer, ni nous en faire comprendre l’essentielle présence dans notre vie… présente. Que cela nous permet de nous (re)tourner vers nos semblables, fait appel à notre sens de la communion, de la communauté, de la communication, et que peu de choses sont plus fondamentales en ces temps troublés et dans ce monde de brutes (j’extrapole…) ! Et pour finir (quoique ce soit au début de la citation), que de plus en plus de gens éprouvent ce besoin de retrouver leurs racines, leurs histoires, leurs « communautés ».
    Dans un monde de plus en plus technologisé, quoi de plus normal que de chercher l’humain ? Question d’instinct de survie…

    Bon, on les trouve où, ces bouquins ? Chez planète Rebelle ? Je sens que je vais me lâcher…

    Merci Jean-Sébastien !

    Alice

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