Si la sérendipité m’était contée

[Je vous rassure, il ne sera pas question ici de la bluette américaine Serendipity, traduit au Québec par Un heureux hasard (et plus platement en France par Un amour à New York) avec John Cusack et Kate Beckinsale… qui marchaient assez bien ensemble.]

Bernard Grondin m’écrit, à propos de mon dernier billet : « Mon travail utilise à satiété la sérendipité, terme que je ne connaissais pas ».  Et je dois bien avouer que je n’utilise moi-même cette expression que depuis peu, surtout en lien avec mon travail de veille. Je constate évidemment aussi que le travail de créativité, a fortiori en conte, bénéficie de l’apport de découvertes « sérendipiteuses » (l’adjectif est plus douloureux, non?).  J’en ai parlé lorsque j’évoquais mon « syndrome du cheval blanc« .

Calque de l’anglais, le terme serait pourtant attesté dès 1954 en français, du moins si on en croit (la passionnante entrée) Wikipédia.  Il semble que l’utilisation du Web et du zapping entre plusieurs sources d’information, où les occasions de « de réaliser une découverte inattendue grâce au hasard et à l’intelligence » se multiplient, est partiellement responsable d’une meilleure visibilité du concept.  J’aime aussi la notion d’ « accident heureux » (happy accident) ou celle du « don de faire des trouvailles » de certaines définitions. Dans d’autres cas, on parle même de « sérendipité systématique » et on flirte avec l’oxymore…

Je suis aussi ravi de mieux comprendre que le hasard n’y est que pour une partie de l’équation :

…[Jean-Louis Swiners, auteur de L’intelligence créative (2004)] reconnait à la sérendipité, la flexibilité mentale « à reconnaître immédiatement que ce qu’on a trouvé a plus d’importance que ce qu’on cherchait et à abandonner son ancien objet de recherche pour se consacrer au nouveau. [mon emphase]

Cependant, la sérendipité n’est pas redevable à la simple incertitude ou au caractère accidentel et malheureux des circonstances. La sérendipité se manifeste parce qu’il y a un être humain doté de certaines qualités, dont la sagacité, le flair, la vigilance (alertness) et la perspicacité qui agit…

Mais ce qui m’amène à en reparler aujourd’hui c’est que je découvre par les aléas de mes navigations qu’il y a une histoire derrière le mot… un conte en fait.

La paternité du terme est largement reconnue à l’écrivain et politicien britannique Horace Walpole qui, dans une lettre datée de 1754, explique à son ami Horace Mann qu’il a formé le mot à partir d’un conte persan: « Voyages et aventures des trois princes de Serendip« , où Serendip est l’ancien nom du Sri Lanka en vieux persan.

« …cette découverte est presque de l’espèce que j’appelle serendipity, un mot très expressif que je vais m’efforcer, faute d’avoir mieux à vous narrer, de vous expliquer : vous le comprendrez mieux par l’origine que par la définition. J’ai lu autrefois un conte de fées saugrenu, intitulé Les Trois Princes de Serendip : tandis que leurs altesses voyageaient, elles faisaient toute sorte de découvertes, par accident et sagacité, de choses qu’elles ne cherchaient pas du tout : par exemple, l’un des princes découvre qu’une mule borgne de l’œil droit vient de parcourir cette route, parce que l’herbe n’a été broutée que sur le côté gauche, où elle est moins belle qu’à droite – maintenant saisissez-vous le sens de serendipity ? L’un des exemples les plus remarquables de cette sagacité accidentelle (…). »

En fait, Walpole se méprend.  Il ne s’agit pas d’une mule, mais bien d’un chameau :

« Les trois fils du roi de Serendip refusèrent après une solide éducation de succéder à leur père. Le roi alors les expulsa.

Il partirent à pied pour voir des pays différents et bien des choses merveilleuses dans le monde.

Un jour, ils passèrent sur les traces d’un chameau. L’aîné observa que l’herbe à gauche de la trace était broutée mais que l’herbe de l’autre côté ne l’était pas. Il en conclut que le chameau ne voyait pas de l’œil droit. Le cadet remarqua sur le bord gauche du chemin des morceaux d’herbes mâchées de la taille d’une dent de chameau. Il reconnut alors que le chameau aurait perdu une dent. Du fait que les traces d’un pied de chameau était moins marquée dans le sol, le benjamin inféra que le chameau boitait.

Tout en marchant, un des frères observa des colonnes de fourmis ramassant de la nourriture. De l’autre côté, un essaim d’abeilles, de mouches et de guêpes s’activait autour d’une substance transparente et collante. Il en déduisit que le chameau était chargé d’un côté de beurre et de l’autre de miel. Le deuxième frère découvrit des signes de quelqu’un qui s’était accroupi. Il trouva aussi l’empreinte d’un petit pied humain auprès d’une flaque humide. Il toucha cet endroit mouillé et il fut aussitôt envahi par un certain désir. Il en conclut qu’il y avait une femme sur le chameau. Le troisième frère remarqua les empreintes des mains, là où elle avait uriné. Il supposa que la femme était enceinte car elle avait utilisé ses mains pour se relever.

Les trois frères rencontrèrent ensuite un conducteur de chameau qui avait perdu son animal. Comme ils avaient déjà relevé beaucoup d’indices, ils lancèrent comme boutade au chamelier qu’ils avaient vu son chameau et, pour crédibiliser leur blague, ils énumérèrent les sept signes qui caractérisaient le chameau. Les caractéristiques s’avérèrent toutes justes. Accusés de vol, les trois frères furent jetés en prison. Ce ne fut qu’après que le chameau fut retrouvé sain et sauf par un villageois, qu’ils furent libérés.

Après beaucoup d’autres voyages, il rentrèrent dans leur pays pour succéder à leur père. »

— Fragment résumé du conte Les Pérégrinations des trois fils du roi de Serendip d’Amir Khusrau, poète persan. (Premier conte du recueil Hasht Bihisht, « Les Huit Paradis », 1302.)

On a fait grand cas de cet exemple du chameau, notamment parce qu’il a inspiré le Zadig de Voltaire (chapitre 3), mais il semble qu’il s’agisse plutôt d’excellents exemples de déduction à la Sherlock Holmes.

Dans une série de billets passionnants, le cinéaste et auteur Richard Boyle qui vit au Sri Lanka et étudie l’histoire de ce pays, démontre bien que Walpole est peut-être passé à côté d’autres exemples plus probant de sérendipité dans le conte.

Lorsque les princes ramène le Miroir de Justice à l’empereur Beramo, ils apprennent la douleur de leur hôte.  Beramo est tombé amoureux de Diliramma, une esclave qui a publiquement mis en question l’honneur de l’empereur.  Enragé, Beramo demande qu’elle soit attachée et laissée dans la forêt.  Le lendemain, accablé de remords, il l’envoie chercher mais aucune trace de sa bien-aimée n’est retrouvée.

Constatant la douleur de l’empereur, les princes lui recommandent de faire construire sept magnifiques palais et de demeurer une semaine dans chacun d’eux.  De plus, les meilleurs conteurs provenant de chacune des sept plus importantes villes de l’empire doivent distraire le souverain de leurs meilleurs récits.

[À la manière des contes moyen-orientaux, ces sept histoires sont intégrées au conte-cadre.  Elles ont des thèmes voisins : amour et haine, innocence et mesquinerie, méprises d’identités, coïncidences nombreuses et magie.]

Les semaines passants, dans ses multiples palais, Beramo écoute avec admiration les six premières histoires et la santé lui revient.  En entendant la septième histoire qui raconte comment un monarque rejette son amante, Beramo réalise qu’il s’agit de Diliramma et de lui-même.  Interrogé, le conteur admet qu’il connaît l’esclave et cherche son maître pour lui apprendre qu’elle l’aime toujours malgré son geste de cruauté.  Fou de joie, Beramo envoie chercher Diliramma et les amants sont réunis.

Lorsque l’empereur demande aux princes comment ils ont réussi l’impossible, ces derniers lui expliquent qu’ils ont recommandé la construction des sept palais pour que la variété guérisse Beramo de son insomnie, cause de sa maladie.  Puisqu’aucune trace de Diliramma n’avait été retrouvé dans la forêt, ils furent convaincu qu’elle n’avait pas été dévorée par les bêtes.  C’est ainsi qu’ils crurent à raison que des conteurs venus de loin auraient entendu parler de la destinée unique de la belle.  L’esclave ayant été recueillie par un marchand qui l’emporta dans un pays reculé, leur intuition fût récompensée. [traduction très libre]

Construire des châteaux et écouter des histoires pour retrouver l’amour de sa vie.  Si ça ce n’est pas de la sérendipité…

Je ne sais pas pour vous, mais personnellement je trouve que la plus fabuleuse sérendipité c’est bien celle qui fait que des contes millénaires renvoient constamment ceux qui les entendent à leur propre situation particulière.  Ainsi, il faut bien admirer la récursivité inhérente à ce qu’un conte soit à l’origine d’une expression qui qualifie si bien un effet connu des contes…

P.S. : Pour ceux qui voudraient poursuivre leur investigation, deux bouquins semblent faire référence :

Merton, Robert K.; Barber, Elinor (2004). The Travels and Adventures of Serendipity: A Study in Sociological Semantics and the Sociology of SciencePrinceton University Press.ISBN 0691117543. (Manuscript written 1958).

Louis de Mailly, Les Aventures des trois princes de Serendip, suivi de « Voyage en sérendipité » par Dominique Goy-Blanquet, Marie-Anne Paveau et Aude Volpilhac, éditions Thierry Marchaisse, 2011.

3 réflexions sur « Si la sérendipité m’était contée »

  1. j’ignorais totalement l’existence de ce mot. Je ne suis pas certaine de savoir le placer judicieusement dans une conversation, même si ton magnifique article m’en a bien fait comprendre le sens. Mais je suis bien contente, j’ai encore appris quelquechose grâce à toi. Tu m’épates !

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