Faire de sa parole une peau (Hindenoch)

[NDLR: Les vacances d’été me permettent finalement de compléter ce texte amorcé… en novembre 2009.]

Lors de la Rencontre internationale sur le conte d’octobre 2009, la conteuse Sophie Joignant a témoigné du fait qu’elle se servait beaucoup en atelier du poème « Conter » qui ouvre le livre Conter, un art? de Michel Hindenoch [un must, en passant].  Pour elle, « il y a tout là-dedans ».

Hindenoch, présent sur place, a donc accepté d’en faire la lecture, en expliquant qu’il l’avait préparé pour un colloque ayant eu lieu à Chevilly-Larue en 1994 et dont la thématique était « Qu’est-ce que conter? ».

Conter

C’est écouter à haute voix
Un rêve ancien, plus grand que soi.

C’est un acte magique, une poésie :
C’est faire de sa parole une peau,
Un oeil, une monture.
Faire d’un rêve un souvenir,
D’un souvenir une jeune aventure,
D’un mensonge un aveu, une vérité vraie.

C’est ouvrir son jardin et en faire un navire.
Voyager. Rien de plus.
Jusqu’à offrir à l’autre un souvenir nouveau,
Risquer de faire de lui un témoin, lui aussi :

Un conteur à venir.

Cela m’a donné l’occasion de retourner à ce texte pour voir ce que j’y trouve pour alimenter ma propre réflexion.  Je ne sais pas si « il y a tout », mais en tous les cas j’y trouve beaucoup de matériel…

De la façon dont je le lis, le texte peut se diviser en cinq parties qui m’amènent à des leçons fondamentales:

Section 1: Le rêve ancien

C’est écouter à haute voix
Un rêve ancien, plus grand que soi.

C’est un acte magique, une poésie :

Ici, Hindenoch me rappelle le côté sacré du conte. Je suis depuis un certain temps partisan de l’idée que les contes seraient issus des rêves que les premiers hommes se seraient racontés sans nécessairement les comprendre, tellement les images y sont fortes et touchent à l’inconscient.  Il y a donc un respect que l’on doit avoir pour ces histoires, mais qui nous manque parfois…

Section 2: Conter par les sens

C’est un acte magique, une poésie :
C’est faire de sa parole une peau,
Un oeil, une monture.

Là, on entre dans certaines maximes de la « théorie hindenochienne » si j’ose dire…  Dans ses formations, Michel nous enjoint à choisir les « mots de l’affect » (sensitifs) plutôt que de l’« intellect » pour raconter nos histoires. Pour lui, le narrateur doit être « l’espion de l’histoire » et la décrire de l’extérieur.  Déjà l’allusion chamanique à la parole comme « monture » est prélude à la quatrième section, véritable invitation au voyage.

[D’un point de vue plus personnel, ayant été incommodé par de l’eczéma/ dermatite atopique pour l’essentiel de ma jeunesse, alors que mon anxiété et les émotions fortes que je vis se manifestent par des démangeaisons, « faire de sa parole une peau » (ou de sa « peau une parole », dans mon cas) me parle directement.]

Section 3: Il faut y croire

Faire d’un rêve un souvenir,
D’un souvenir une jeune aventure,
D’un mensonge un aveu, une vérité vraie.

Ici, Hindenoch me rappelle le processus par lequel le conteur se « convainc » de son histoire afin de la rendre crédible au public.  On escamote souvent cette étape de rêverie éveillée.  C’est une autre maxime de la « théorie hindenochienne »: Dès que l’on a un moment de libre, prendre le temps de rêver ses contes, de les imaginer en détail.  Qui sont les acteurs à qui l’on confierait le rôle du héros?  De la princesse?  Dans quels lieux connus se déroule l’action?  Quelles sont les odeurs de chaque scène? Etc.

Section 4:  L’invitation au voyage

C’est ouvrir son jardin et en faire un navire.
Voyager. Rien de plus.

C’est la plus belle, selon moi.  De l’intérieur du conteur vers les autres… et l’infini des possibles.  Je pense que Hindenoch y parle de l’implication personnelle du conteur dans sa narration.  Mais aussi de l’objectif, sans prétention et pourtant fondamental des récits:  « Voyager.  Rien de plus.  »  C’est tout simple.  C’est immense.

Du coup, ça me rappelle une phrase lue sur un poster inspirant où l’on voyait un navire sur les flots sous un coucher de soleil éblouissant: « A ship in a harbor is safe.  But then, this is not why ships are built. » (« Un navire au port est en sécurité, mais ce n’est pas pour cela que l’on construit des navires. »).  De l’audace dans le choix des histoires… donc de l’implication personnelle.

Section 5:  Donner

Jusqu’à offrir à l’autre un souvenir nouveau,
Risquer de faire de lui un témoin, lui aussi :

Un conteur à venir.

Enfin, je comprends que Hindenoch nous parle ici du don que doivent faire les conteurs: Nous avons reçu les histoires en cadeau (oui, même celles que nous avons écrites).  Elles ne nous appartiennent pas et par conséquent nous devons les partager.  Nous n’en sommes que les médiateurs, des interprètes, des « espions » d’un « rêve ancien » (et l’on revient au chamanisme).

Mais finalement, Hindenoch nous présente un objectif profond: réussir à toucher suffisamment le public pour l’émouvoir.  Il manque tellement de
« témoins », de personnes rendues meilleures, plus heureuses, plus humaines, etc. par le contact du beau et du bon.

Puisse notre parole les toucher.

2 réflexions sur « Faire de sa parole une peau (Hindenoch) »

  1. Salut à toi !
    Voilà bien longtemps que je n’avais pas fait un tour dans tes pages; du coup, je te lis depuis une bonne heure (trois mois de billets environ): toujours aussi foisonnant et stimulant. Toujours en ébullition !

    Très beau billet.
    Ce poème m’a retourné la peau. On ne saurai mieux dire ce qu’est le conte.
    J’ai si souvent senti les histoires se raconter « toutes seules », comme si elles se servaient de mes cordes vocales à leur convenance… Dépassée, complètement. Mais sans être submergée. Un appel à l’humilité, oui, sans doute.
    Une peau pour se vêtir, quand on n’est jamais aussi nu(e) que lorsqu’on vient conter pour d’autres… S’habiller de nos mots les plus chers, oui, j’aime ça, c’est une belle image. Les choisir les plus beaux, les plus justes, à l’instinct. Comme des habits de fête, du « sur-mesure ».
    Il m’est arrivé à deux ou trois reprises d’utiliser des bouts de ma vie réelle pour en faire des contes. Aujourd’hui, ils s’envolent tout seuls: il m’arrive de ne plus savoir si je les ai vécus pour de vrai ou pas. Cette capacité qu’on les mots à vivre leur vie !
    (À noter: L’inverse est possible aussi (vivre un genre de conte), encore plus troublant. La réalité ? Heu…)
    Le voyage dans lequel on entraîne les gens… L’invitation d’abord, puis l’entraînement. Comme une pause dans le quotidien. On les voit très nettement « décoller », puis, à la fin « atterrir » (certains plus tard que d’autres…). C’est immense, bien d’accord. Un véritable enchantement.

    Pour moi, la plus belle chose, c’est cette idée du cadeau. Gratos. Pas d’attente de retour ni de réaction. On donne à pleines mains, à pleine voix, à plein coeur. Sans se soucier du temps d’avant ou du temps d’après, on donne ici et maintenant…
    Tout cela me rappelle les paroles d’une chanson, écrite tout récemment par des amis chansonniers, intitulée « la chique »:

    « Les plus belles histoires sortent tout droit de ta bouche,
    Les belles, les tristes, les nulles, les moches, et même les plus louches,
    Elles sont là depuis toujours, et jusqu’à ce que le monde crève,
    Continue à faire suivre, vas-y prends la relève !

    Parle, parle, parle, avant qu’on te la coupe
    Et chante, chante, chante, à t’en couper le souffle
    Chante-nous tes histoire, raconte-nous tes chansons
    Joue de ta bouche avant qu’on te mette un bouchon ! »

    …Moins poétique et moins bien troussé qu’Hindenoch… Mais quand j’ai pas le moral, ça me donne un petit coup de fouet (la musique est entraînante, faut dire).

    Merci mille fois pour cette belle page. Touchante à souhait… 😉

    Alice

    PS: »Conter, un art? » Je cherche ce bouquin depuis une éternité. Misère de misère, il est en rupture chez l’éditeur… Je traque donc l’occasion !

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