De Brême à la Nouvelle-Orléans: le dosage des épices

Soirée de contes de Grimm samedi soir au profit de l’école « Les enfants de la Terre ».  Depuis le début du projet concocté par Hélène Normandeau (au printemps dernier?), j’avais choisi de raconter « Les musiciens de Brême » que j’avais fait quelques fois devant des enfants.  (Un jour, j’apprendrai « Le maître voleur » que j’adore aussi, mais ça fait quelque fois que je m’y essaie et je n’arrive pas à le rendre fluide.)  Sauf que plus nous approchions de la soirée, plus j’avais envie de faire quelque chose de différent avec ce conte tout de même assez connu des fameux frères folkloristes.

Il y a quelques semaines, j’avais décidé que, peu importe le public, je ferais participer les gens autant que lorsque je raconte devant les enfants.  Par exemple, à chaque animal présenté, je demande: « Quel bruit ça fait un âne? Un chien? Un chat? Un coq? »  À chaque instrument, je demande: « Il voulait jouer du tambour.  Qu’est-ce que ça fait un tambour? »  Déjà, pour moi ce niveau d’implication du public est assez nouveau (voir mon billet précédent).  J’avais déjà fait un travail préparatoire en 2007 où j’avais réfléchi à comment se comportait chaque animal, où il dormait la nuit, ce qu’il mangeait, etc.  Déjà, je prenais certaines libertés avec les instruments:  Le conte original fait rêver l’âne de jouer du luth et au chien de frapper les timbales.  On ne précise pas de quoi jouera le chat, mais on sait que le coq chantera.  Pour moi, un âne doit  jouer de quelque chose de percussif, alors que le chien peut avoir entre les pattes un accordéon ou un instrument à vent.  Cependant, il est clair que le chat doit « gratter » quelque chose…

Mais voilà que vendredi (moins de 48 heures avant de conter!), je me mets à avoir envie d’autre chose…  Le goût de repenser la recette, de faire différent.  C’est tard, mais c’est jouable…  Le spectacle est à 20 h.  Le public sera surtout composé d’adultes.  Je veux leur en donner « plus », sans trop savoir encore ce que ce sera.

Pour moi, les « Musiciens » parlent de notre société qui met à l’écart les aînés qui n’apparaissent plus « productifs » selon une étroite vision consumériste.  Chacun des animaux est mis de côté par son maître parce qu’il ne parvient plus à accomplir la tâche pour laquelle on l’a domestiqué (l’âne ne porte plus de lourdes charges, le chien ne court plus assez vite, le chat ne chasse plus les souris, le coq ne réveille plus la basse-cour).  En même temps, j’admire le caractère visionnaire (utopiste?) de l’âne qui donne à ses amis l’espoir qu’une nouvelle vie est possible au-delà de l’obsolescence qu’on a décrété pour eux.

J’avais donc eu envie de souligner ce message en racontant l’histoire de personnes âgées dont on ne veut plus dans différents secteurs où l’âgisme m’apparait criant (travail manuel, sport, sexe/beauté, showbizz).  Ces aînés laissaient tout derrière eux pour descendre en Floride, leur El Dorado (déjà, quel stéréotype!).  Chacune ayant une personnalité qui n’aurait pas laissé de doute quant à la correspondance avec un animal du conte original.

En même temps, je sentais confusément qu’en jouant ainsi avec l’histoire, je perdais la magie de la métaphore, le côté fabuleux qui permet d’effectuer des rapprochements sans moraliser.  J’avais donc eu la bonne idée de m’en abstenir…  Plus récemment, je m’étais dit que je pouvais conserver les animaux, mais leur attribuer des maîtres avec des métiers plus modernes.  C’est ainsi que le chien de chasse est devenu participant dans une course de lévriers (allusion au monde du sport professionnel où l’on brûle les jeunes athlètes et où l’on est « vieux » avant quarante ans).

D’autre part, le stage de création que j’ai suivi avec Bernadète Bidaude au printemps dernier m’avait inspiré une histoire bizarre où un jeune taggeur rencontre dans un wagon de train le fantôme d’un hobo noir qui joue de l’harmonica et se souvient de la Grande Dépression de 1929.  J’aime bien le jazz et le blues, mais je ne suis même pas un amateur éclairé.  J’ai lu un peu de Kérouac et de Steinbeck, mais pas assez pour que la figure de l’Itinérant ait prise sur mon imaginaire à ce point (du moins, c’est ce que je croyais jusqu’à tout récemment).

Pourtant, allez savoir pourquoi (les voies de l’inspiration sont impénétrables), je décide à moins de deux jours d’avis que mes animaux à moi ne se rendraient pas à Brême, mais à New Orleans (qui me parle davantage comme Mecque de la musique, personnellement).  Ils formeraient un Dixieland Quartet (le chat jouera du banjo et le chien de la trompette, c’est tout) et voyageraient à travers le Sud des États-Unis en pleine Crise.

Du coup, j’ai des images de bâteaux à aubes sur le Mississipi, de vagabonds dans des trains, de maisons closes luxueuses (qu’on appelle des cathouses, ai-je découvert), de marécages, etc.  Je pense à la conteuse estrienne Ann Rothfels qui fait une version de « Peau d’Âne » intitulée MossGown et qui se déroule aussi dans le Sud des États-Unis, mais sur les plantations de tabac et de coton Antebellum (XIXe siècle).

J’ai donc passé une partie de mon après-midi de samedi sur Wikipedia (les définitions de « Nouvelle-Orléans », « Mississipi », « Jazz », « Radio »,
« Greyhound Race », etc. ) et sur YouTube (pour des scènes du film Showboat de 1951, des extraits de Louis Armstrong chantant « When the Saints Go Marching In »). Vive Internet pour les conteurs à la dernière minute!  Évidemment, l’idéal serait d’y être allé, mais j’ai bien nourri mon imaginaire devant mon écran…

D’après les réactions du public (où il y avait finalement pas mal d’enfants) et les commentaires reçus, ça semble avoir bien fonctionné.  Je n’ai pas fait participer les gens autant que je l’espérais (je voulais les voir chanter « When the Saints… » en imitant le bruit des instruments des divers animaux), mais je pense que le récit a gagné de cette adaptation.  Contrairement à ma première idée qui l’eût appauvri, je pense que le décor contrasté (misère/ richesse; rêve musical/ réalité poussièreuse) et l’ambiance moite du Sud états-uniens conviennent à merveille aux « Musiciens ».   Traverser un marécage la nuit est bien plus inquiétant qu’une « simple » forêt.  Et le rêve de la Nouvelle-Orléans catalyse le tout.  En tous les cas, je m’y retrouve davantage et j’ai hâte de le raconter à nouveau.

Il y a longtemps que je me pose la question de l’adaptation et de la modernisation des récits:  Quand et surtout comment le faire?  Comment savoir quand il ne faut surtout pas toucher à une histoire polie par le temps?  Une des réponses est certainement liée à ce que les nouvelles épices apportent à la sauce (comme le dirait mon ami Marc-André Caron) ou à voir si elles n’en gâchent pas plutôt le goût original.

5 réflexions sur « De Brême à la Nouvelle-Orléans: le dosage des épices »

  1. Allô,
    intéressante question encore une fois.

    C’est drôle, je me suis posé des questions similaires lorsque j’ai adapté un conte traditionnel des pays de l’est, « les douze mois de l’année ».

    L’histoire est simple: une marâtre, sa méchante fille et sa gentille belle-fille, dont elle se sert comme d’une esclave évidemment. La fille veut successivement des fraises, des fleurs, des pommes, tout cela en plein hiver et sous la neige, et envoie sa demi-soeur les chercher. La gentille belle-fille rencontre à chaque fois les bons génies des douze mois de l’année, qui l’aident à rapporter ce dont elle a besoin. Quand elle apprend cela, la méchante fille veut y aller aussi, mais se montre si violente et impolie que les génies la perdent dans une tempête de neige. Puis c’est la marâtre qui se lance sur les traces de sa fille et disparaît à son tour. Libérée de ses tortionnaires, la gentille belle-fille peut mener sa vie en paix. Fin de l’histoire.

    Comme j’adorais ce conte, je l’ai essayé tel quel, mais je me prenais toujours les pieds dans le tapis, pas moyen d’y arriver.
    Alors je l’ai tout bêtement adapté à l’époque contemporaine, dans un immeuble de banlieue. Pas de marâtre encombrante, juste les deux soeurs. La gentille soeur est la plus jeune, et quand elle part à la recherche des fleurs ou autres, elle tombe non pas sur des génies mais sur des itinérants, de dix ans à quatre-vingt ans, un peu sorciers. Le fait de faire pousser des fleurs sur un chantier de construction (là où restent les douze gars) accentue la magie et le surnaturel. La banlieue, la violence de la soeur aînée mettent l’accent sur les conditions de vie des gens peu argentés, désillusionnés, totalement laissés-pour-compte et parfois pas très heureux.
    ça marche bien et j’en ai été la première surprise. J’adore conter cette histoire qui accroche bien les ados car elle parle avec leurs mots. Je l’ai appelée « La p’tite Lulu »…
    C’est ma première « vraie » adaptation. À ré-essayer !

    xxx

    Alice

  2. Jean-Sébastien,

    Je suis heureux de constater que tu t’es laissé aller et que tu te sois approprié cette histoire avec les épices que tu aimes. J’espère avoir la chance d’entendre ta version de cette histoire bientôt.

    Ton expérience et le commentaire d’Alice m’ont amené à réfléchir sur la modernisation / adaptation « des histoires qui ont été polies par le temps ». Je connais un peu l’histoire des Musiciens de Brême, mais pas tant que ça. J’ai déjà cru que « les musiciens » appartenaient à un dénommé « Brême ». Ce que cela prouve, c’est que la ville ne fait pas partie de mon bagage culturel. Tu dis, Jean-Sébastien, que la Nouvelle-Orléans te rejoint plus comme Mecque de la musique. Moi aussi! En adaptant le conte, tu lui permets de continuer à exister à notre époque, dans notre culture.

    Il faut se demander si un conte peut (ou doit) être adapté. Adapter un conte, c’est peut-être lui permettre de survivre! Les frères Grimm ont fixé les contes par écrit, évitant ainsi qu’ils sombrent dans l’oubli. Mais en même temps, les écrits sont fixes, ils n’évoluent plus.

    Les conteurs ont, je crois, un devoir de mémoire, un devoir de respect de la tradition. Étant des passeurs, ils ont aussi le devoir d’adapter les contes à la réalité d’aujourd’hui sous peine de ne plus intéresser le public.

    Ce sont les contes qui m’ont appris la signification de l’expression « ne pas faire ses pâques ». Le conte a permis à ce repère culturel de ne pas être oublié. D’un autre côté, pour rejoindre certains publics, il est nécessaire d’adapter ce concept à notre modernité afin de ne pas avoir à donner un cours d’histoire tout en contant notre histoire…

    C’est une idée comme ça…
    Allez, salut!

  3. Yo Marc-André !

    un « devoir d’adaptation » ? Mmmmh… je ne sais pas si je serais aussi catégorique. Certains contes y perdent irrémédiablement des plumes quand on les adapte. Il s’agit d’être prudent, car toute transposition implique des choix, donc des modification et/ou des coupures. Dans la mesure où le médium utilisé reste le même (le conte), c’est moins fragile, c’est vrai. Par contre, quand on passe d’un livre à un film, ou l’inverse, c’est parfois -et même souvent- une belle catastrophe.

    Mais en ce qui concerne les contes, il y a deux choix clairs:

    1) conter l’histoire telle que traditionnellement, avec ses situations, son folklore propre, etc… Ce qui permet de proposer aux spectateurs des images dont ils n’ont peut-être pas l’habitude: d’où, découverte d’autres univers, ouverture, enrichissement… Avec sans doute quelques allusions explicatives à placer en cas de besoin (effort supplémentaire pour le conteur), et le danger de « perdre » certains spectateurs (encore que si une histoire a déjà franchi sans encombre plusieurs siècle, c’est qu’elle a fait ses preuves).

    2) transformer et adapter au goût et à l’époque, voire au lieu où l’on raconte l’histoire. Intéressant travail d’écriture, qui permet de mieux « happer » les gens sans doute, avec cette fois le risque de dénaturer le conte originel. Mais là encore, faisons confiance aux vieux textes,ils en ont vu d’autres… Et puis c’est là leur processus évolutif par essence, cette « passation de mots », leur façon de résister au temps, comme les moustiques résistent aux insecticides… Quand on a eu la piqûre du conte, ça gratte encore après dix ans, vingt ans, trente ans !

    Pour finir, je pense que c’est surtout une question personnelle: en tant que conteur, se sent-on à l’aise avec le langage utilisé ? La sauce est-elle assez relevée ? Ou bien préfère-t-on y ajouter ses épices particulières ?
    À chacun de voir… Le tout est de sentir à l’aise avec ses histoires !

    à bientôt
    xx Alice

  4. Pour apporter quelques « aperçus de variantes » de ce conte, du type N° 0130 (les animaux en voyage) selon la classification Aa & Th.

    voici comment commence une version, transcrite par une fille de 13 ans en 1881 du côté du Mont-Saint-Michel :
    « Il y avait un jour un âne qui était trop vieux, de manière que ses maîtres ne voulaient plus de lui. Il avait entendu dire qu’il fallait des musiciens à la musique à Rennes et il résolut d’y aller.
    Il se mit donc en route. Il alla un peu loin, il trouva un chien.
    – Qu’est-ce que tu as donc, compère le chien, à aboyer de la sorte ?
    – Ma foi, je laisse voler mes maîtres ; ils veulent me tuer.
    – Eh bien, tiens ! J’ai entendu dire qu’il fallait des musiciens à la musique à Rennes; si tu veux, nous allons y aller.
    – Ma foi oui, je veux bien.
    Ils allèrent un peu plus loin, ils virent un coq qui chantait sur un portail.
    – Qu’est-ce que tu as donc, compère le coq, à chanter si haut ?
    – Je chante mon chant de mort, mes maîtres veulent me tuer.
    – Eh bien, tiens ! Tu ne sais pas mal musiquer ; viens avec nous à la musique à Rennes. […] »
    Cette version est intitulée « Le conte des chouans ».
    Jean-Louis LE CRAVER, qui a fait le travail de publication, fait ce commentaire : « Tant par la liste des acteurs que par leurs actions, cette version est très proche de celle des Grimm : Les musiciens de la fanfare de Brême. Ici les chouans, souvenir de la Révolution française, sont des brigands (faiseurs de mauvais coups), mais le coq ne se contente pas de chanter, et la formulation, comparée à la traduction d’Armel Guerne, est originale. »
    Référence : Contes Populaires de Haute Bretagne, notés en gallo et en français dans le canton de Pleine-Fougères, d’après le « Manuscrit Havard, conservé à la Bibliothèque nationale de France, département de la musique ».
    Edition établie, traduite et commentée par Jean-Louis Le Craver, Dastum – Bertaeyn Galeizz – La Bouèze, 2007, p. 238, …

    Dans une autre version, recueillie par François DUINE non loin de là, entre Saint-Malo et Saint-Brieuc, il n’est plus question de vieillesse, ni de Chouans, mais du loup : les animaux domestiques ont décidé de lui faire la peau !
    Voici comment commence « Le chien et le loup » :
    « Du temps que les bêtes parlaient, le chien décida de faire la guerre au loup qui ne lui voulait aucun bien. Et le voilà parti pour déclarer la guerre.
    Dans son chemin, il rencontra un chat, bien étendu au soleil, qui lui demanda : « Où vas-tu ? »
    — Je vais déclarer la guerre au loup. Viens-tu avec moi ? […] »
    Il s’agit d’une transcription publiée sous le pseudonyme H. DE KERBEUZEC, dans « L’Hermine », tome 24-1901, série : « Veillées malouines » N°1

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