Que faut-il conter en 2015? (Réponse à Maxime Plamondon)

Bonjour Maxime,

Même avant que le Regroupement du conte au Québec ne diffuse plus largement ton billet « Pourquoi faut-il conter en 2015? » via sa page Facebook, d’autres conteurs me l’avaient relayé et souhaitaient que j’y réponde.  J’ai néanmoins pris mon temps…

D’une part, difficile lorsqu’on est conteur d’être en désaccord avec plusieurs des points que tu amènes: Oui, il faut conter encore aujourd’hui.  Oui, le conte favorise l’écoute dans une ère de moyens de communications et paradoxalement d’incommunicabilité.  Oui, trop de conteurs pratiquent la nostalgie et le folklorisme… (voir à ce sujet mon billet intitulé « Conter le pays« )  Oui, plusieurs sont technophobes et idéalisent le passé. Oui, le conte stimule l’imaginaire et son accessibilité est l’une de ses forces (voir mon texte « Pourquoi je conte« ).  J’aime beaucoup l’idée que « Le conteur moderne est un conteur engagé et doit proposer des pistes de solution afin contribuer à l’avancement social. »  Pas sûr que ce soit pour tout le monde ou du moins que l’avancement prenne nécessairement une forme militante pour tous…

D’autre part, avant d’ouvrir les hostilités je tiens à te remercier pour ce texte courageux, devant lequel il est difficile de rester indifférent et qui permet aux conteurs de se positionner.  Tu ne m’en voudras pas trop si c’est précisément ce que je veux m’employer à faire dans les prochains paragraphes…

C’est que d’autres points que tu amènes heurtent mes convictions à un niveau tellement profond que j’essaie de comprendre d’où tu viens pour saisir comment tu peux en arriver à des positions aussi tranchées…

Peut-être as-tu grandi dans l’un des derniers camps de bûcherons où l’on conte?  Parce que l’omniprésence du conte traditionnel que tu sembles dénoncer ne correspond absolument pas à mon expérience du milieu du conte québécois. La proportion de contes de création et d’adaptation me semble tout à fait comparable à la tendance au folklore et à la nostalgie dont tu t’inquiètes (et je te suis là-dessus).  Est-ce que c’est bien fait, dans un sens ou dans l’autre? Ça c’est une autre question…  Je crois absolument à la pertinence et la force du conte de création lorsqu’il est bien fait.  Mais je ne crois pas qu’il doit supplanter le conte traditionnel (bien fait).  J’y reviendrai.

Est-ce que tu as simplement manqué de formation? Après tout, selon toi « n’importe qui peut devenir un excellent conteur ».  En effet, je suis un des « bien-pensants » et des « obtus » qui croient « que le conteur se doit de suivre des formations » et qui « [prônent] la mise sur pied d’un «Conservatoire du conte» afin de former de «vrais» conteurs« , ce qui selon toi  « gâche le potentiel d’expression de l’oralité québécoise. »   Rien de moins!  Personnellement, c’est la multiplication de conteurs incultes, complètement ignorants des fondements de leur art qui m’inquiète pour l’oralité québécoise…  Comment savoir si l’on est vraiment innovateur, si l’on fait avancer sa discipline artistique, alors qu’on ne sait même pas quelle est son histoire?

À moins qu’il soit possible de croire comme toi au conte de création et à l’ouverture qu’il permet tout en étant absolument fermé sur le potentiel, la richesse et la grande actualité du conte traditionnel.  À titre indicatif, cette citation de l’anthropologue Nicole Belmont dans Poétique du conte (1999 – c’est quand même pas si vieux…).  Merci à mon amie la conteuse Josée Courtemanche de me l’avoir rappelé lors de notre Cercle des conteurs du mois de Mai:

« …On aimerait plaider pour une écologie du conte.  Comme les objets naturels, les paysages par exemples, les contes sont l’aboutissement d’une très longue élaboration d’une véritable et vivace thésaurisation qu’il serait souhaitable de ne pas piller, ni abîmer, ni dénaturer.  C’est un bien commun tentant, puisqu’il est beau et qu’il n’a pas d’auteur. Chacun pense être en droit de l’utiliser à sa guise, de l’accommoder à sa façon, de l’adapter à notre monde contemporain.  Le conte n’a rien à voir avec le contemporain, mais il n’est pas pour autant anachronique, et son charme ne relève pas du désuet. Il est atemporel, puisqu’il traite, au plus profond, du psychique. […]

La bête à sept têtes qu’affronte le héros représente ces instances archaïques et lointaines, et en même temps actuelles et vivaces.

Le conte ne doit pas être dénaturé, forcé hors de son économie naturelle, sous peine de perdre les significations qui sont les siennes, en servant de forme toute prête pour dire autre chose ou de faire-valoir pour des écrivains en mal d’inspiration.  Le conte est un genre littéraire où la forme est en parfaite adéquation avec le fond.  Ce miracle, ambition de tout écrivain, ne se produit que dans la transmission orale. L’intervention de l’écriture fait de lui un tout autre objet, avec lequel il présente des ressemblances toute superficielles. » (Belmont, Poétique du conte, 1999, p. 233-234)

J’en veux pour preuve « Le voyage de Cormac MacArt au pays de Faérie », un conte irlandais du XIe siècle que je conte à l’occasion.  On est quelque part au moyen-âge… (pas trop contemporain). Un roi perdra sa fille, son fils et sa femme pour payer le prix d’une branche magique.  Lorsqu’on l’agite, elle émet une musique qui amènent ceux qui l’entendent à oublier leurs chagrins…  Pour beaucoup de gens qui m’entendent, cet objet magique évoque les antidépresseurs, la télévision, la religion ou l’alcool.  La force du récit, c’est que chacun fera sa propre adaptation contemporaine.  Je n’en impose aucune.  Je n’avais même pas réalisé que cette signification courait toujours sous-jacente à cette histoire…  (Moi j’ai été touché par l’histoire du père qui cherche sa famille…) C’est à force de la conter qu’elle a resurgi.  Je pense qu’aucune adaptation n’aurait eu la puissance de cette métaphore.

Alors, non, je ne crois pas qu’il faille nécessairement « déconstruire » « cette histoire de canot volant » pour « l’adapter à la réalité actuelle ».  On peut bien sûr la transposer en plein centre-ville de Bombay… si on réussit à le faire en en préservant le sens et la charge symbolique du conte d’origine…  Sinon, on se fait peut-être plaisir, on arrive peut-être à faire rire ou à étonner notre public, mais on appauvrit probablement ce que le conte original avait à lui offrir…

Finalement, non le conte ne doit évidemment pas être un « vulgaire instrument juste bon à satisfaire les nostalgies des uns et des autres ». Mais pour qu’il « [contribue] activement au développement de notre société » (n’est-ce pas ce qu’on dit des retraités?), pour qu’il soit « une chose vivante, sensible à la réalité actuelle, qui doit s’adapter », il ne faut pas non plus s’en débarrasser en le parquant dans un hospice.  En le remplaçant obligatoirement par des histoires jeunes, nouvelles, plus à la mode et contemporaines, on risque de perdre une sagesse encore tout à fait actuelle.  Et dont notre société a bien de besoin.

La sagesse, c’est une autre forme de militantisme dans notre ère du vide…

Encore merci Maxime pour cet occasion de réflexion et de discussion.  Sans rancune.

Jean-Sébastien Dubé

Une réflexion sur « Que faut-il conter en 2015? (Réponse à Maxime Plamondon) »

  1. Bravo Jean-Sébastien!

    Je n’ai pas lu le billet de maxime Plamondon, mais, bien que je ne sois plus présente au conte ces dernières année, ce que tu dis fait plein de sens et reflète bien ce que j’en pense.
    Ce qui me fais réaliser que le conte fait encore, malgré tout partie de moi. C’est lui qui mène, par son histoire, sa symbolique à l’épreuve du temps, et le sens qu’il donne à toutes choses. Peu importe ce qu’on veux en faire, où on souhaite l’amener, au final c’est lui qui continuera de traverser le temps. Le conteur lui, passera…

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